L’anticipation pour conjurer des peurs, insuffler vie à des fantasmes, la veine satirique pour amuser et mettre en garde : le roman de Lionel Shriver, Les Mandible : Une famille, 2029-2047, propose une dystopie économique d’une Amérique à la dérive, créant un univers tout proche, à la fois familier et inquiétant.
Lionel Shriver, Les Mandible : Une famille, 2029-2047. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Laurence Richard. Belfond, 518 p., 22,50 €
« Les intrigues futuristes parlent surtout de ce que les gens redoutent au présent. Le futur n’est que le dernier monstre caché sous le lit, ce grand inconnu. » Nul doute que les orientations du président Trump et la prescience de l’auteur qui a imaginé un mur déjà construit entre le Mexique et les États-Unis ne drainent un lectorat inquiet vers le dernier roman de Lionel Shriver, bien connue grâce à Il faut parler de Kevin (2006), Tout ça pour quoi (2012) et Big Brother (2014). À soixante ans, cette native de Caroline du Nord, diplômée de Columbia, a sillonné les continents et pris du champ, façon de mieux décrypter son pays et de faire au passage quelques prophéties sociales et géopolitiques : l’Indonésie a annexé l’Australie et Poutine l’Alaska, des puissances étrangères hostiles ont provoqué un cataclysme en paralysant l’infrastructure internet vitale, le Pentagone a explosé. Le Président est latino et l’espagnol est devenu la langue dominante : « Buenas noches, mis compatriotas americanos. Pero esta noche, y solo esta noche, presionen uno par inglés. » Ainsi donc, les vieilles craintes des WASPs – White Anglo-Saxon Protestants – se sont réalisées. En choisissant ce genre, l’auteure n’ignore pas l’intérêt constant du public pour Ray Bradbury, Aldous Huxley, Sinclair Lewis ou George Orwell.
En ces temps nouveaux, la famille tient toujours. Tout commence ici en octobre 2029, référence au centenaire du « jeudi noir » prélude à la Grande Dépression, et à Brooklyn, dans la maison de Florence Mandible, auteur d’une thèse sur les classes sociales : 2029 marque le début de la Grande Renonciation, avec son cortège de grincements. Ainsi, l’utopie de l’idéologie de la toute-puissance de l’argent a fabriqué son contre-poison, la dystopie face aux enchantements fallacieux. Le premier thème est lancé, ordinaire et domestique, celui de la pénurie d’eau potable, au cours d’une scène apparemment anodine où Florence tance son fils adolescent Willing qui transgresse les règles du foyer en gâchant l’eau propre au lieu d’utiliser l’eau grise. Dès le départ, Lionel Shriver s’attache à créer une impression d’imminence dans une sphère familière, comme si tout pouvait arriver demain et dans la pièce à côté, elle évite la brusquerie d’une implosion totale en distillant insidieusement les petits faits de l’effondrement social, les glissements de comportement dont l’accumulation conduit à la ruine financière et morale lorsqu’aux pénuries d’eau potable et de nourriture s’ajoute – entre autres maux – la fin des maisons d’édition et des maisons de la presse.
La partie du roman consacrée à 2029 s’inscrit entre deux titres de chapitres très explicites, « Eaux grises » et « Un système complexe en phase de déséquilibre », reflet du va-et-vient entre le concret et la théorie qui alimentent leur quotidien. Un quotidien de barres protéinées à base de poudre de criquet, de faits divers, de drogues, vols et bagarres. Quant aux soirées amicales et hargneuses entre intellos, elles offrent à Lionel Shriver l’occasion de donner toute la mesure de sa verve caustique. Là comme ailleurs, l’obsession est l’argent et l’occasion fait s’affronter les technocrates keynésiens et les autres : « L’extermination des retraites des gros bonnets, la décimation des pensions, l’incinération des portefeuilles rembourrés des super-riches… C’est la meilleure chose qui soit arrivée à ce pays, vous m’entendez ? C’était parti en ville, vous m’entendez ? Ces vautours de rentiers qui sirotent leurs martinis à l’arôme ésotérique et se triturent les méninges pour trouver comment gâcher un nouveau milliard de dollars en se demandant ce qui pourrait bien encore leur faire envie. »
La traversée fantastique, démarrée à Brooklyn, s’achève à Las Vegas, car après une fête de famille la vieille tante Nollie, gymnaste pétillante, se volatilise dans la nature, accompagnée de Willing. Démarre alors un road movie cuvée 2047, qui permet transversales, coups de griffe et jugements pittoresques en cours de trajet : « Le Nevada avait toujours été un aimant à cinglés : marginaux, parias, vauriens originaux, mais aussi mécontents, mythos et autres individualistes en quête de raccourcis vers la réussite. » Bienvenue alors dans un nouveau Far West, dans une période d’après la guerre de l’imposition fiscale, une nation new look avec un État libre qui a fait sécession, et où l’oncle Jarred ouvre la porte de sa maison un fusil à la main. Posture hélas bien ancrée dans les mœurs américaines, mais l’arsenal n’est pas renouvelé car Lionel Shriver ne propose pas d’invention technologique, l’évitant même délibérément pour ne pas créer diversion, inventant à peine une tablette hyperconnectée nouvelle génération, le fleX, et quelques néologismes et mots d’argot. Pas de délire dans sa prospective ; pour elle, l’essentiel couve dans l’atmosphère délétère.
Avec sa drôlerie féroce, Lionel Shriver, spécialiste des histoires dérangeantes, traite du stade ultime de la manipulation financière sur tous les fronts, si bien que ce roman de la faillite mène à leur paroxysme les inquiétudes ambiantes d’aujourd’hui. Cette fois, elle scanne le porte-monnaie d’une famille dépassée, comme elle avait abordé avec acuité le monde médical ravagé dans Tout ça pour quoi, la nourriture dans Big Brother, la maternité et le meurtre dans Il faut qu’on parle de Kevin, roman controversé à sa sortie américaine en 2003 avant de devenir un grand succès. Ici, avec son goût pour la science-fiction et la « fiction spéculative », dans le sillage de Margaret Atwood, Cormac McCarthy ou Kazuo Ishiguro, elle se tient à l’écart de l’écologie et du nucléaire, déjà traités par Ballard, Boyle et Shute, pour s’attaquer vaillamment à l’argent, à l’illusion et à la fragilité de la richesse dans un pays blasé. Pénuries, dette nationale, inflation et perte massive de revenu, crise du dollar concurrencé par une monnaie rivale, rien n’y manque.
La presse américaine fait de Lionel Shriver une Cassandre des lettres, tant il est vrai que, sans doute malgré elle, son roman s’inscrit dans la tradition des écrivains capables de voir ce qui est caché et d’annoncer l’avenir. Elle appartient à la littérature sociologique où il s’agit de grossir les errements politiques et sociaux pour illustrer la nocivité du système et elle construit ses péripéties sur la notion de péril. Se souvenant que Thomas More forgea le terme d’utopie pour une « bagatelle littéraire » sur une île, l’anticipation l’affranchit et elle joue franc jeu, intitulant un épisode de 2029 « En attendant le fric », tout comme elle laisse libre gâchette aux armes dans une société sur le pas de tir en 2047, pour « sortir de l’engourdissement ». Les doses d’extrapolation restent crédibles et c’est là tout le talent de Shriver, mêlant humour et effroi lorsque Florence mesure « le miracle de la civilisation », lequel suit le cours normal du pourrissement et de l’échec. À la nature morte des peintres, elle substitue les « matières mortes ». Drôle de futur ! Dans ce jeu entre nulle part et partout, s’impose alors l’ultime question qui clôt le roman : « De toute façon, qui voudrait vivre en Utopie ? »