On ne peut que se sentir vivre à ouvrir et lire Boris Zaïtsev (1881-1972), écrivain russe émigré, venu se réfugier en France. Il a vécu à Boulogne-Billancourt où il a dû croiser le philosophe Chestov et le poète Vladislav Khodassiévitch. Il est enterré à Sainte-Geneviève- des-Bois.
Boris Zaïtsev, Le mont Athos et Valaam : Pèlerinages d’un écrivain russe. Trad. du russe par Anne Davidenkoff. Éditions des Syrtes, 229 p., 15 €
Très en vue au sein de l’émigration où il exerçait une sorte de magistère, Zaïtsev était tout autant apprécié par des écrivains soviétiques comme Boris Pasternak ou Constantin Paoustovski qui correspondaient avec lui. C’était un homme modéré. Son écriture ne transgresse rien mais n’ignore rien ; elle traverse tout l’homme. On pourrait dire : tranquillement. Mais comme tout vrai modéré, Zaïtsev n’a de tranquille que sa modération. Et comme tout réel voyageur, il n’a que des questions à poser et rien où reposer sa tête. Aussi est-il difficile de commenter ou bien de résumer un livre de Zaïtsev, et à le lire on ne peut que vivre auprès de lui, avec lui. Il ne vieillit pas plus que la question d’être n’a vieilli à travers les âges et les cultures.
La relation de ses deux pèlerinages, effectués respectivement au mont Athos (1927) puis à Valaam (1935), alors au sud de la Finlande, à la frontière de l’URSS, Athos et Valaam constituant deux grands ensembles monastiques de la tradition chrétienne orientale, cette relation montre davantage ce qu’il est que ce qu’il croit. Ce n’est pas de credo qu’un écrivain a besoin, mais d’être et de mots. Et pour quelques-uns comme Zaïtsev, d’une terre natale. Ses pèlerinages sont en fait un voyage vers une Russie où il ne pouvait plus aller. Surtout à Valaam où ses yeux voyaient, comme d’autres yeux tout près de lui, les lacs de la Russie même. Après 1945, la région a été annexée par l’URSS.
Zaïtsev n’est pas à comprendre mais il se laisse prendre avec les hommes, les lieux, les paysages, les monts, les lacs, la végétation, les rochers, qu’il donne à lire le plus naturellement. Comment parler d’une eau limpide, d’un feu qui éclaire, d’un petit navet de potager, encore non lavé, qu’un ermite tend à l’empereur Alexandre Ier venu recevoir d’autres instructions que celles qu’il a l’habitude de donner et d’imposer, venu surtout écouter le timbre d’une autre vie humaine que la sienne dont l’action et la parole furent sans doute bâties sur le parricide ? Comment parler d’un homme retiré des hommes ou voulant se retirer de lui-même, des interminables négociations et contradictions avec lui-même ? Zaïtsev en parle, c’est tout. Il présente ce qui se présente à lui. C’est sans à-coups qu’il interroge obstinément. Comme Stendhal, il promène son miroir : le long des eaux boréales et méridionales, et le long des routes et des chemins perdus, escarpés. Il frôle l’inaccessible. Stendhal se voulait milanais, Zaïtsev est citoyen d’une Russie et d’une Jérusalem englouties, oubliées sous leurs vestiges, dont il repère et visite quelques hommes retirés et quelques marques sauvegardées.
Il voit, entend, respire, comme il le dit lui-même, des lieux privilégiés qui n’ont rien de fragile et portent la force des étendues qui les déroulent : mer et monts, forêts et lacs. Et l’écriture de Zaïtsev est celle d’une force tout obstinément présente et tout obstinément cachée dans le monde et au monde. Pour autant, Zaïtsev n’est pas, ne sera jamais d’un ailleurs. Il ne nous quitte pas. Comment celui qui écrit pourrait-il un instant quitter les hommes ? Toute sa langue est commune et, par le truchement des traductions, elle parle à travers les langues.
Sa parole même, comme réduite à une première simplicité descriptive et émotive, à une immédiate connaissance des choses et des êtres, au seul tintement de leur premier contact, sa parole aussi est truchement. Elle tente d’abord de retrouver une Russie détruite par la Révolution, comme de capter et de rendre la lumière d’une étoile morte.
S’il ne fallait retenir qu’une chose des deux pèlerinages de Zaïtsev (où le caractère mystique est sans cesse humainement débordé), ce serait une plante qu’il ne manque jamais de remarquer : le seringat. « C’est pour moi la Russie », écrit-il. Zaïtsev parle de ce qui lui parle, non pas d’une autre vie, mais de cette vie humaine la plus simple, la plus immédiate, restée liée à la nature, à ce qu’elle propose et à ce qu’elle oppose. Au bout du compte, seule la Russie natale lui parle. Le monachisme oriental, c’est ce qui lui reste d’elle.
Zaïtsev annonce et traque l’ineffable sans quitter le tangible. Mieux : sans vouloir le quitter. Dans ce but, il peint les grandes figures de l’Athos : Athanase, l’un des fondateurs, sorte de Gargantua qui se faisait servir trois repas à la fois, Jean Coucouzelle, jeune et frêle chanteur bulgare qui s’était enfui du chœur de la cour de Constantinople pour devenir berger et chanter les psaumes à ses boucs et bouquetins (l’Athos excluant tout ce qui n’est pas mâle : mais pour les oiseaux ?). Zaïtsev, poète fidèle aux correspondances, relève la trace du chant perdu de Jean Coucouzelle : « Dans la laure, j’ai vénéré le crâne du saint, couleur brun miel, enserré dans une couronne d’or qui exhalait un léger parfum odorant. »
Il décèle au quotidien « une beauté du rythme » d’ensemble des corps, des gestes, des paroles. Et aussi bien dans les heures profanes que dans les temps de prière et d’offices, ces corps et leurs voix et leurs silences et leurs mouvements s’élèvent et retombent à la manière de rames qui frappent en cadence les flots mêlés des chairs et des âmes.
Au sein de l’univers paradoxal du monachisme, Boris Zaïtsev tente de s’éloigner des livres en écrivant un livre ; l’Athos ne peut se réduire à une bibliothèque mais ne peut s’en passer : ainsi de la vie de l’écrivain et de sa parole. « Nous pénétrons dans la bibliothèque : une salle de lecture habituelle, claire, comme il y en a dans tous les monastères, avec ses réserves de livres et son vieux bibliothécaire. Par la suite, on allait me montrer beaucoup de livres anciens, imprimés et manuscrits, des partitions, miniatures, vignettes, mais j’éprouvais toujours le même sentiment : même s’il fallait répondre à l’intérêt de quelques érudits isolés, la vocation de l’Athos est bien éloignée des livres, des savants et des collectionneurs, bien que les moines de l’Athos (grecs notamment) aient créé de remarquables bibliothèques. »
Ainsi la vocation d’écrire peut-elle se retrouver « bien éloignée » des livres, sans les nier. Et rejoindre dans un singulier sinon contradictoire exploit « la chose la plus difficile dans la vie » : « lutter contre ses pensées ». Sans pour cela oublier que « l’esprit ne sent rien que par l’empire du corps » (Ronsard). L’oscillation même de la vie. C’est bien le corps qui tient la plume et le stylo, cherche la pérennité et fournit en fin de compte l’ossuaire, celui-ci, à sa manière, constituant une bibliothèque quelque peu déroutante. Le corps mort est l’épreuve de la pensée.
L’écriture dans tout cela se révèle autant paradoxe : l’amie et l’ennemie, l’auxiliaire et l’adversaire, le défenseur et le persécuteur. Elle est une force, comme l’Athos. Elle change le rocher de celui-ci en source. Elle n’hésite pas à « frapper là où il n’y a pas de porte » (Chestov). Que peut-on en savoir ? Les grands écrivains de toute émigration le savent parce qu’ils le vivent. « Ouvrez ! », écrivait Nathalie Sarraute (après tout, une Russe émigrée dans notre langue) en titre de sa dernière œuvre. Ouvrir Zaïtsev, c’est aussi savoir ouvrir aux émigrés.