Auteur d’ouvrages aux éditions Maurice Nadeau, traducteur du grec moderne depuis plusieurs décennies, Michel Volkovitch continue, inlassable, à faire connaître la littérature néo-hellénique en France, des polars de Petros Màrkaris à l’œuvre sombre et engagée de Chronis Missios en passant par la poétesse Kiki Dimoula ou des prosateurs contemporains comme Ersi Sotiropoulos et Christos Ikonomou.
Cette attention à l’hétérogénéité et à la richesse de la littérature grecque a conduit Michel Volkovitch à créer sa propre maison d’édition, Le miel des anges. On y trouve ce que, par frilosité ou crainte de mévente, la plupart des éditeurs ne publient pas ou peu : la poésie contemporaine et des recueils de nouvelles. En rappelant que ces deux genres occupent une place décisive en Grèce, une telle exigence éditoriale rééquilibre l’image, fausse, d’une littérature essentiellement romanesque. Faire entendre cette pluralité de voix aujourd’hui, alors même que la parole de la Grèce se trouve étouffée, est le désir du passeur qu’est Michel Volkovitch. Qu’il soit traducteur ou éditeur, ou les deux à la fois.
On voit peu d’ouvrages traduits du grec moderne en librairie. Des romans, parfois du théâtre, rarement de la poésie et quasiment aucun essai…
Et pourtant beaucoup de livres grecs sont traduits ! Presque tous les ouvrages majeurs, en prose du moins. Les livres sont là, mais trop souvent, comme vous dites, on ne les voit pas. Les grandes maisons d’édition nous tournent le dos : pas assez rentables, les Grecs… Ce sont de vaillants petits éditeurs qui font le boulot, avec obstination : Quidam et sa remarquable collection de prose contemporaine (Koumandarèas, Sotiropoulos, Ganas, Ikonòmou…), Cambourakis avec des auteurs plus classiques (Papadiamàndis et Kazantzàkis, notamment), mais ils n’ont pas assez de moyens pour promouvoir leurs livres. Quant à la presse écrite, elle ne manifeste pas un philhellénisme délirant… Résultat : le seul auteur grec contemporain qui se vende bien en ce moment, c’est Màrkaris, l’auteur de polars. J’ai traduit plus de deux cents auteurs grecs, mais on me dit souvent : « Ah oui, c’est vous le traducteur de Màrkaris ! »
Alors que la Grèce continue à s’enfoncer dans ce qu’on n’ose même plus nommer la crise, quel est l’état de l’édition hellénique aujourd’hui ?
Peu d’éditeurs grecs ont fermé boutique jusqu’à présent, mais ils sont sur la corde raide, presque tous. Ils se battent pour survivre avec l’énergie du désespoir, comme se battent les Grecs dans les autres secteurs, théâtre, cinéma, musique. Côté culture, en ce moment, la Grèce est en plein bouillonnement.
Que signifie traduire du grec dans un tel contexte ?
C’est pour moi, plus que jamais, un devoir, une urgence. Il s’agit d’abord de remonter le moral des Grecs en les faisant connaître hors de chez eux – être traduit, cela compte pour un auteur, même si cela ne l’enrichit guère. Mais il faut surtout aider la Grèce en faisant voir aux étrangers son vrai visage, pour contrer le discours dominant actuel, à base de clichés méprisants. Je traduis donc à tour de bras, de la prose, de la poésie, du théâtre. C’est un combat, long et souvent rude. On a souvent l’impression de crier dans le désert, les mots sont des armes dérisoires, mais tout combat a quelque chose de joyeux et c’est pourquoi, tout compte fait, je m’éclate.
Pourquoi, alors que vous traduisiez déjà de nombreux ouvrages, avez-vous fait le choix de fonder une maison d’édition dont, fait rare sinon unique, vous êtes le principal traducteur ?
J’ai toujours eu du mal à caser mes textes favoris, poèmes et nouvelles surtout, les genres les moins vendeurs. La recherche d’un éditeur est un sport épuisant, et quand on en trouve un, la collaboration n’est pas toujours idyllique – même si j’ai rencontré d’excellents éditeurs, Maurice Nadeau en tête. Nadeau avait du flair, de l’audace – publier Cheimonas ou Hàkkas, chapeau ! –, et il savait faire confiance. Travailler avec lui était une leçon et un régal.
Vous avez également pratiqué l’édition numérique.
En 2008, François Bon m’a fait un somptueux cadeau : une collection grecque dans la maison d’édition en ligne qu’il venait de fonder, publie.net. Pendant cinq ans, j’ai publié là-bas des trésors, mais personne ne l’a su ! Le livre électronique, en France, n’a toujours pas démarré. En 2013, publie.net est passé au papier, mais à un rythme trop lent pour ma boulimie. C’est alors que j’ai décidé d’ouvrir ma propre boutique, Le miel des anges, avec ma fiancée, Carole, qui exerce le métier de graphiste. Et de goûter du même coup à ce luxe inouï : travailler en homme libre.
Nous avons commencé par la poésie contemporaine – ce qui est commercialement suicidaire –, mais notre catalogue aujourd’hui propose aussi, dans le domaine grec exclusivement, des classiques du XXe siècle comme Cavàfis, Karyotàkis et Embirìkos, que je vénère tous les trois, deux volumes de chansons rebètika, des nouvelles, vingt-quatre titres en tout. Et nous avons une foule de projets, dont une collection théâtrale pour cet automne.
Je ne suis pas l’unique traducteur du Miel des anges. Je me réserve la plus grosse part du gâteau, mais j’invite souvent des consœurs et confrères – des jeunes que je soutiens dans leurs premiers pas – et je réédite des travaux anciens aujourd’hui épuisés de glorieux aînés comme Jacques Lacarrière ou Michel Saunier.
Sur le plan financier, comment vous en tirez-vous ?
Nous n’avons pas les moyens de nous offrir un diffuseur et une attachée de presse, nos ventes sont forcément modestes, mais nous rentrons dans nos frais grâce à nos subventionneurs, le Centre national du livre, notamment, qui soutient la littérature traduite, et pas seulement elle, avec une générosité et une efficacité admirables.
Nous sommes une structure artisanale, minimale, mais je crois que cette solution de fortune est une formule d’avenir. Les gros éditeurs deviennent de plus en plus commerciaux et laissent passer un nombre croissant d’œuvres majeures, pas assez rentables pour eux. Elles sont pour nous, les minuscules. Nous les faisons connaître à quelques centaines, voire quelques dizaines de lecteurs curieux, c’est mieux que rien. Elles existent, en attendant des jours meilleurs.
« Le miel des anges », nom de votre maison d’édition, est aussi le titre d’un roman de Vanghèlis Hadziyannìdis que vous avez traduit. Or, en grec, le titre original est I tèsseris tìhi, qui signifie littéralement « les quatre murs ». Pourriez-vous expliciter ce choix ?
C’est un roman étrangissime, passionnant, inquiétant, délicieux ! Les gens d’Albin Michel ont jugé le titre original un peu plat et choisi ce « miel des anges » qui ne manque pas d’allure, je l’avoue, et qui a sans doute contribué au succès du livre. Cherchant un nom pour notre maison, j’ai pensé à ce titre qui évoque bien la Grèce. L’ange est un personnage très présent là-bas, très aimé, et qui, Grèce ou pas Grèce, fait rêver. Pour moi, les poètes sont des anges, c’est-à-dire des messagers, le traducteur est l’industrieuse abeille qui change le nectar en miel, et puis nous avons des ruches sur notre terrasse…
Sur la couverture du premier volume de l’anthologie Poètes grecs du 21e siècle, vous avez fait figurer la photo saisissante d’un émeutier athénien en train de courir devant la statue antique d’un jeune homme… en train de courir lui aussi ! Que vouliez-vous dire par un tel choix éditorial ?
La couverture des recueils de poèmes est traditionnellement d’une grande sobriété. Il s’agit de montrer que la poésie, c’est noble et distingué. Nous avons choisi une autre approche : une photo, en couleur de surcroît, dans l’espoir de rendre la poésie moins intimidante, moins élitiste, plus proche du quotidien – et de l’actualité, s’agissant d’une anthologie de poèmes publiés après 2000. L’image en question, due à un grand photographe grec, Àris Messìnis, s’est tout de suite imposée. Elle résume clairement notre propos : montrer à la fois le côté ultra-contemporain de cette poésie (les fumées d’une manif pendant la crise, le bruit et la fureur) et le lien qu’elle conserve avec le passé, la permanence de la tradition (le garçon d’aujourd’hui et la statue faisant le même geste par-delà les siècles). En même temps, nous souhaitions éviter le folklore habituel, la mer, le soleil, les îles, les vieux pêcheurs… La Grèce ne se réduit pas à ces cartes postales pour vacanciers.
Ce choix graphique ne semble pas avoir déplu. Je ne pense pas qu’il ait eu une incidence commerciale, dans un sens ou dans l’autre, et je continue de l’assumer. L’anthologie (six volumes prévus, soixante poètes, une folie !) n’est pas notre bestseller, mais elle existe, elle a tout son temps pour trouver son public. Nous ne pilonnons pas, nous travaillons dans la durée.
Le grec moderne dit « démotique », langue vernaculaire et populaire, a mis longtemps à s’imposer face à la katharèvoussa, langue dite purifiée, de l’administration, langue officielle. Quels enjeux de traductions cette diglossie présente-t-elle ?
Elle pose au français un problème insoluble. Notre français actuel n’a pas, comme le grec, ce double registre : deux formes différentes du même mot pour désigner chaque chose. Dans certains cas, ça marche : on remplace « ne pas » par « ne point », « raide » par « roide » ou « vêtement » par « vêture », ou bien on va chercher un autre mot, plus soutenu, plus désuet (« chapeau » devenant « couvre-chef » et « publicité », « réclame »), ou une périphrase (« porter les yeux » pour « regarder »), mais le travail sur le lexique ne suffit pas. Alors on joue sur l’ordre des mots (l’adjectif antéposé par exemple), sur la syntaxe (on la tarabiscote un peu, on injecte du subjonctif imparfait), on allonge éventuellement la phrase, on choisit des rythmes plus carrés, plus pompeux… À cela s’ajoute un problème de dosage : on ne traduit pas de la même façon une katharèvoussa parodique, pesante et ridicule, et celle d’Andrèas Embirìkos, par exemple, dont je m’occupe en ce moment pour Le miel des anges, qui doit avoir un côté opulent tout en restant légère et dansante. Le résultat déçoit toujours, plus encore que d’habitude, mais entretemps il y a là toute une petite cuisine très amusante. La traduction, c’est un bricolage perpétuel.
Vous avez dû affronter le même problème avec Cavàfis, dont vous venez de traduire et publier l’œuvre complète ?
C’est le même problème, et pire encore. Une katharèvoussa ostentatoire comme celle d’Embirìkos est plus facile à rendre, paradoxalement, que celle plus discrète de Cavàfis. La moindre intervention dans ce sens paraît aussitôt affectée. C’est pourquoi aucune des sept traductions françaises existantes des poèmes de Cavàfis ne relève ce défi, pas plus la mienne que les autres. On perd une dimension et c’est dommage, mais chez Cavàfis la katharèvoussa n’est pas l’essentiel. Ce qui compte, c’est la musique des vers, que pour ma part je n’entends pas assez dans les versions françaises précédentes – comme si les traducteurs étaient obnubilés par le contenu, les allusions historiques souvent cryptées et la finesse impalpable de l’ironie cavafienne. Or Cavàfis est avant tout un grand musicien, un ensorceleur ! D’ailleurs, comme chacun sait, il n’y a pas de poésie sans la musique des mots.
Une partie non négligeable des poèmes de Cavàfis est écrite en vers classiques, avec de savants jeux de rimes parfois, et, chose étonnante, personne en France n’avait encore traduit ces vers en vers. Je l’ai fait, comme toujours dans ces cas-là – comment faire autrement, c’est plus fort que moi. Traduire en vers, c’est difficile, mais tellement jouissif ! Les journées passées à rimailler Kavvadìas et Karyotàkis, ces grands charmeurs, sont parmi mes plus beaux souvenirs.
Chez Cavàfis, le vers libre finit par l’emporter sur la fin, ce qui ne veut pas dire que traduire ces vers soit plus facile : il y a en eux aussi une véritable magie sonore, ils réclament la même attention aux rythmes et aux sonorités.
La seconde particularité de mon Cavàfis nouveau, c’est que j’ai disposé les poèmes, non pas dans l’ordre officiel (le best of composé par l’auteur au début, puis les poèmes de jeunesse qu’il a reniés), mais en suivant la chronologie : on voit ainsi le poète se chercher, se trouver peu à peu ; il perd en solennité pour devenir plus vivant, plus humain. Si Cavàfis était encore de ce monde, il me maudirait ! Mais un traducteur doit aussi savoir désobéir.
Propos recueillis par Ulysse Baratin