Étonnant ouvrage que celui de Pierre Larcher, Orientalisme savant, orientalisme littéraire, qui résonne, sinon comme une défense − de nos jours passablement à contre-courant − de l’orientalisme tout court, mais au moins comme un hommage rendu aux orientalistes d’autrefois et à leurs œuvres.
Pierre Larcher, Orientalisme savant, orientalisme littéraire. Actes Sud, 240 p., 23 €
C’est peu de dire, en effet, que ceux-ci, depuis bientôt un demi-siècle, ont cessé de jouir du prestige qui était autrefois le leur et ont paru même en être les premiers conscients. Ainsi, en 1973, à Paris, l’institution centenaire du Congrès des Orientalistes décide, à l’occasion de sa séance annuelle, de s’auto-dissoudre… À l’époque, nul ou presque ne revendique déjà plus la qualité d’orientaliste. Les spécialistes de l’« aire orientale » se présentent sous le rempart d’autres disciplines. On est désormais linguiste, historien, géographe, sociologue, par exemple, du Maghreb ou de la péninsule arabique, bien plutôt qu’orientaliste ; et l’on étudie, veut-on croire, la poésie préislamique ou la dynastie abbasside comme on le fait du roman victorien ou de l’épopée napoléonienne.
La publication, en 1978, du célèbre ouvrage de l’universitaire palestino-américain Edward Saïd (1935-2003), L’orientalisme, met ensuite les choses à leur place et appuie là où ça fait mal. Le livre, on le sait, démontre l’existence de liens inextricables entre orientalisme académique et impérialisme colonial, explicitant de façon irrécusable les mécanismes et la nature coupables de cette relation perverse. « Sa documentation est si riche, ses analyses portent souvent si juste, débusquent tant de fois l’ethnocentrisme arrogant des orientalistes savants et moins savants, qu’on pourrait croire, au terme de sa lecture, qu’il n’y a plus rien à dire sur la question », écrit à son sujet le professeur de philosophie et de sciences politiques helvéto-canadien Thierry Hentsch (1944-2005), dans un livre, L’Orient imaginaire, paru en 1988 avec moins de retentissement que celui de Saïd.
On fera toutefois reproche à Edward Saïd d’avoir développé son analyse à partir d’un corpus de textes écrits pour la plupart aux XIXe et XXe siècles − c’est-à-dire à l’époque coloniale − par des auteurs essentiellement anglo-saxons et français − ressortissants, donc, de puissances impérialistes −, faisant abstraction, dès lors, de ce que l’orientalisme a produit, notamment en langues latine et allemande, pendant plusieurs siècles. On s’étonnera aussi de cela que Saïd, raisonnant de façon quelque peu anachronique, se soit employé à déchiffrer, dans le regard que l’Europe a posé sur l’Orient avant le XIXe siècle, une « expression, déjà, de la rapacité et du mépris occidentaux », annonciatrice des conquêtes à venir, ainsi que le remarque Thierry Hentsch.
Pour être pertinente, cette critique du regard que l’orientalisme porte sur son objet, telle qu’elle est énoncée par Edward Saïd, « se heurte rapidement aux limites mêmes de l’ethnocentrisme qu’elle dénonce si elle se contente de fustiger ses manifestations les plus criantes et se croit quitte pour autant. […] L’ethnocentrisme, poursuit Hentsch, n’est pas une tare dont on puisse simplement se délester, ni un péché dont il faille se laver en battant sa coulpe. C’est la condition même de notre regard sur l’autre ». C’est ainsi que « l’Occident s’est intéressé à l’autre sans savoir qu’il s’intéressait à soi-même ; l’a représenté pour s’identifier ; l’a dénigré pour se rassurer (ou se faire peur) ; l’a rêvé pour se fuir ».
En résumé, le discours orientaliste serait marqué dès l’origine du sceau de l’opprobre et de l’infamie, de la collusion avec les forces impérialistes et colonialistes. Sans doute. Mais, à y regarder de plus près, cet Orient créé par l’Occident ‒ c’est là le sous-titre de l’ouvrage de Saïd ‒ ne serait que le miroir que l’Occident se tend à lui-même… Cet Orient insaisissable n’existerait nulle part hors de nos têtes d’Occidentaux. Et la quête que nous faisons de lui n’aurait pour objet que nous-mêmes !
Nous ne dirons pas que Pierre Larcher n’a que faire de ce grand débat. Nous ne dirons pas non plus qu’il regrette l’importance que ce débat a prise, laquelle a pour conséquence que ne peuvent désormais plus être abordées les questions relatives à l’orientalisme sans qu’on soit contraint de faire amende honorable ou d’avoir recours aux justifications de l’analyse introspective. Ce serait parler à sa place… Son ouvrage ne constitue en aucune manière une défense articulée de l’orientalisme non plus qu’un plaidoyer pro domo : « Que l’on ne se méprenne pas », écrit-il en conclusion de sa préface, « sur le sens de ce petit livre. Il ne s’agit pas d’une « réhabilitation » de l’orientalisme : il n’a nul besoin d’être réhabilité ». Tout juste Pierre Larcher revendique-t-il qu’il lui soit permis de « goûter et faire goûter » impunément aux œuvres qui constituent ce corpus colossal, qu’il soit savant ou « littéraire et, plus largement artistique, musical ou pictural ».
Orientalisme savant, orientalisme littéraire se présente comme une suite de sept articles ‒ qui sont autant d’« enquêtes réunies par un thème commun : celui de la connexion des deux orientalismes, savant et littéraire » ‒, tous ou presque ayant figuré naguère au sommaire de revues ou de bulletins spécialisés ou encore de mélanges publiés en hommage à des maîtres disparus. À l’exception du dernier, intitulé « Orientalisme et opéra » ‒ dont on comprend bien qu’il intéressera d’abord les mélomanes et les amateurs d’opéra ‒, chacun de ces courts essais est consacré à une œuvre littéraire, qu’il s’agisse du Zadig de Voltaire ou du Divan occidental-oriental de Goethe, des Orientales de Victor Hugo, ou encore de La peau de chagrin de Balzac…
Les lecteurs de Balzac se rappelleront qu’au début de l’ouvrage le héros du livre, le jeune marquis Raphaël de Valentin, alors qu’il est en proie à la déréliction et songe à mettre fin à ses jours, voit ses pas le mener, presque par hasard, dans la boutique d’un antiquaire qui bientôt lui offre un étrange talisman, constitué justement d’une peau de chagrin sur laquelle se trouve inscrite une bien étrange formule, une « sentence orientale » dont les effets délétères soutiendront ensuite toute la trame du livre.
Quand est publiée, en 1831, la première édition du roman, ladite sentence apparaît comme un texte en langue française, disposé sur la page en triangle, sur douze lignes, et présenté comme traduit du sanskrit. Ce sera encore le cas dans les deuxième (1831), troisième (1833) et quatrième (1835) éditions, nous apprend Larcher. Toutefois, à partir de la cinquième édition (1838), Balzac fait figurer dans le livre, juste avant sa « traduction » française, un texte en caractères et en langue arabes, censé donc être celui de la sentence originale. Pour autant, Balzac oublie de corriger sa page sur laquelle le texte en arabe continue, donc, d’être présenté comme étant écrit en langue sanskrite !
Curieusement, si, dans l’édition de 1838, ledit texte en arabe apparaît sous la forme d’une belle calligraphie, en revanche, dans toutes les éditions postérieures à celle-ci (1839, 1845, etc.) jusqu’à nos jours, le texte apparaît, moins élégamment, sous la forme d’une typographie dont « la qualité ira diminuant au fur et à mesure des rééditions », ainsi que l’indique Larcher.
Que s’est-il donc passé, dans les années précédant 1838, pour que « la « sentence orientale », censée être d’un brahmane indien et donc en sanskrit, se retrouve traduite en arabe tout en continuant d’être présentée comme sanskrite ? Et, accessoirement, pourquoi la calligraphie de 1838 se trouve remplacée dès 1839 par une typographie ? », s’interroge Pierre Larcher, dans celui de ses essais qu’il consacre, donc, à « la « sentence orientale » de La Peau de chagrin », avant de se lancer dans son enquête… Ses investigations nous montrent Balzac traversant l’Europe pour faire sa cour à Mme Hanska, et rejoignant celle-ci à Vienne, en 1835. Or, Mme Hanska, née Rzewuska, était apparentée au comte Wencelas Severin Rzewuski ‒ connu pour ses périlleux voyages en Orient, eux-mêmes motivés par sa passion pour le cheval arabe ‒, lequel se trouvait être lié à l’illustre orientaliste autrichien Joseph von Hammer (1774-1856), qu’il avait fait connaître à celle-ci. On comprend dès lors comment, par l’entremise de Mme Hanska, Balzac et Hammer s’étaient rencontrés, un jour de mai 1835, à Vienne, et avaient décidé de conserve de corser quelque peu l’édition suivante de La peau de chagrin en y faisant figurer un texte en langue arabe.
Hammer s’était donc chargé de traduire, du français vers l’arabe, le texte de la « sentence orientale », tel qu’il était apparu dans le roman depuis sa première parution, ce texte étant lui-même présenté comme une traduction. Deux jours après avoir vu Balzac, Hammer écrit à celui-ci qu’il est satisfait de sa traduction et que celle-ci « sonne bien » en arabe « à cause de son laconisme sentencieux ». Il reste que ni l’arabe ni le français ‒ Hammer toutefois rédigeait souvent directement dans cette langue dont il avait une compréhension très fine ‒ n’était sa langue maternelle… Larcher tient notamment compte de ce paramètre dans l’analyse qu’il donne ensuite du texte traduit par Hammer, l’accompagnant de ses commentaires, le décortiquant, phrase après phrase, mot après mot, convoquant dans sa quête grammairiens arabes des siècles classiques, arabisants distingués, traducteurs chevronnés, linguistes européens, exégètes balzaciens, ou encore, et entre autres, l’écrivain André Pieyre de Mandiargues ou le bédéiste Georges Remi, plus connu sous son pseudonyme d’Hergé, et ses célèbres Aventures de Tintin. Il s’attache aussi à rendre un hommage appuyé à l’exceptionnel orientaliste à l’ancienne que fut Joseph von Hammer, lequel écrivait en français, en latin et, bien sûr, en allemand, et traduisait du persan ‒ le dîwân de Hafez (mort en 1389), notamment ‒, du turc ‒ le dîwân de Baki (mort en 1600), notamment ‒ et de l’arabe ‒ le dîwân de Mutanabbî (mort en 965), notamment.
Après que Hammer eut achevé la traduction de la « sentence orientale », on s’était mis en quête, relate Larcher, d’un calligraphe qu’on avait trouvé en la personne d’un Turc. Rappelons qu’à cette époque la langue turque ‒ à présent dite turc osmanli ‒ s’écrivait à l’aide de l’alphabet arabe et qu’un calligraphe turc, dès lors, maîtrisait, certes, la calligraphie arabe, mais non point pour autant la langue arabe. Il était capable, bien certainement, de recopier tout texte écrit en lettres arabes, mais n’en entendait pas forcément le sens. Et cette circonstance pourrait expliquer certaines incertitudes de la graphie arabe du texte tel qu’il sera repris ensuite dans toutes les éditions ultérieures de La peau de chagrin. Ainsi continuons-nous de suivre Pierre Larcher avec bonheur dans les méandres complexes de ses investigations. Si ce professeur émérite de linguistique arabe, spécialiste de poésie préislamique, dont il a donné maintes traductions, permet à son lecteur de l’accompagner en des parages parfois abstrus, c’est qu’il sait être simple en traitant de ces sujets et, surtout, qu’il fait partager à ce lecteur la jubilation qui est la sienne à résoudre certaines questions de pure érudition.
Ce que Pierre Larcher semble apprécier par ailleurs, c’est l’évocation de personnalités telles que celle de Joseph von Hammer, à l’exceptionnelle stature, ou celle encore d’Ernest Fouinet (1799-1845), aujourd’hui oubliée, dont il s’emploie à faire revivre le rôle auprès de Victor Hugo, lors de l’élaboration et de la conception des Orientales (1829). De fait, Fouinet abreuve Hugo, à la demande de l’écrivain et comme l’atteste leur correspondance, de traductions et de commentaires de poèmes d’auteurs arabes, persans et malais, ainsi que le reconstitue Pierre Larcher dans un autre de ses essais, « Autour des Orientales ». Hugo reprend bien, en notes, dans son recueil un grand nombre de ces textes, de ces fragments, allant jusqu’à citer quasiment in extenso les commentaires de Fouinet, à qui il n’adresse, assez cavalièrement, dans son livre, qu’un bref remerciement. Là encore, Pierre Larcher s’engage dans une enquête très serrée, identifie les références, retrouve les sources de chaque poème, de chaque fragment, consulte les manuscrits utilisés par Fouinet, ou les traductions latines qui, dans certains cas, avaient précédé les siennes, restitue les échanges entre Fouinet et Hugo, s’interroge sur l’influence qui a pu être celle du traducteur sur le travail de Hugo et rend à Fouinet, surtout, sa place d’« authentique pionnier en matière de traduction de la poésie arabe archaïque ».
Aux côtés de ces géants des lettres européennes que sont Balzac et Victor Hugo, Voltaire et Goethe, ou encore Lamartine et Aragon, Pierre Larcher veille à mettre en valeur cette autre galerie de personnages, composée de savants, autrefois illustres ‒ tel Joseph von Hammer ‒, ou restés obscurs ‒ tel Ernest Fouinet ‒, s’attachant à montrer quel fut leur rôle, parfois anecdotique, ou leur influence, parfois décisive, dans les processus créateurs ayant abouti à l’émergence d’œuvres majeures, et parfois même de chefs-d’œuvre, dus à ces auteurs immenses.
Orientalisme savant, orientalisme littéraire est un ouvrage divers, varié, riche et complexe ‒ sans jamais être compliqué ‒, précis, sérieux ‒ sans jamais être ennuyeux ‒, parfois drôle, prodigieusement documenté et non dénué d’un certain charme, en cela qu’il parvient à rendre passionnantes des questions de pure érudition. On fait le vœu qu’un tel livre soit de nature à réconcilier ceux qui se seraient éloignés de cet orientalisme qui « impressionne encore et toujours l’homme de culture d’aujourd’hui par la quantité et, souvent, la qualité des œuvres produites ».