Oublions tout ce que nous pensons savoir de la traduction, et promenons-nous plutôt par-delà le texte, à travers le livre.
The Shadow’s Skin (2017) [1] est une traduction créative et une installation d’extraits de La peau de l’ombre, écrit par Joël Gayraud et paru chez José Corti en 2003. L’auteur invite ses lecteurs à une promenade réflexive, ponctuée aussi d’aphorismes, qui nous appelle à repenser et réinventer tour à tour la société, la pensée, le langage, la poésie, les rêves… Cette invitation est rendue possible presque matériellement par la mise en page choisie, dont les marges et les espacements nous laissent la place et la liberté de cette promenade.
Approchons de la traduction. Pour la lire, il faut oser toucher.
Tout se lit. Les extraits choisis sont mis en scène autour d’objets, de matériaux et de textures qui participent tous à l’expérience sensorielle que devient la lecture. Ces boîtes en peuplier, initialement conçues pour être des contenants alimentaires de type boîtes bento asiatiques, sont ici détournées pour contenir et présenter chacune un extrait. L’expression anglaise « food for thought » est ici réinterprétée de manière un peu plus littérale, puisque le lecteur est invité à se nourrir de ces réflexions autour du rêve autant que la séquence réflexive pourra à son tour être nourrie par ses lecteurs. À l’intérieur de ces boîtes, le lecteur poursuit ses explorations sensorielles à partir desquelles le sens des extraits se révèle. Il y rencontre les textes qui se lisent aussi à travers les rapprochements d’objets proposés. Il y fait l’expérience d’une lecture qui se construit, d’une boîte à l’autre. La nappe blanche transpose l’espace des marges où les pensées fourmillent jusqu’à ce qu’elles se heurtent à un nouvel objet à ouvrir et à apprivoiser.
Tout se déchiffre. Les numéros présents sur la nappe correspondent aux numéros de chaque fragment dans le livre. Tout en permettant une certaine orientation, ils ont surtout pour rôle de signifier l’absence des extraits non traduits. C’était sans aucun doute l’un des enjeux les plus délicats, puisqu’il était important de ne pas déchirer le subtil tissage de Joël Gayraud, qui aborde, laisse en suspens et reprend ces fils de pensée qui s’entrecroisent sans s’emmêler. Alors que les numéros se suivaient par ordre croissant au fil des pages, la table ronde sur laquelle ils sont présentés nous contraint à oublier nos habitudes de lecture linéaire pour retrouver le plaisir d’une lecture spontanée. Il semblerait que La peau de l’ombre ne s’oppose pas non plus à une lecture non linéaire, la mise en page et les numéros nous aidant à lire ou relire des morceaux choisis au hasard de la main.
Piochons, ouvrons la petite boîte numéro 29. On y découvre les morceaux d’un puzzle, accrochés les uns aux autres par un fil très fin, sur lequel j’ai également enfilé quelques perles de bois. Les premiers lecteurs ont pu facilement reconstituer le puzzle pour y lire le texte suivant inscrit aux lettres-poinçons :
« It is late in the day, and I am trying to remember a dream I had last night. It is no mean feat. How many scattered pieces! Such incoherence! How do we recognize what is alike, and sort out what is different? So I close my eyes, the jigsaw slowly come together again, colours brighten up, shapes become more distinct and the connections begin to make sense. With my eyes closed, I can see. » [2]
Mais, au fil des lectures, le fil s’est emmêlé et le texte exige plus de patience pour être assemblé. C’est un peu une traduction en miroir de ce qu’évoque Joël Gayraud dans ce passage. Le rêve, nous apparaissant encore clair au réveil, est au fil des heures de plus en plus difficile à reconstituer consciemment. Sans l’illustrer, la présentation de ce texte fait faire au lecteur l’action de démêler.
La lecture est une performance, où tout s’interprète. Le texte se joue. Le texte se cherche, s’ouvre, se déplie, se déroule, se démêle, d’une boîte à l’autre. Chaque geste qu’implique chaque matière ou matériau utilisé offre son propre langage, empreint de symbolisme. Chaque geste de lecture participe à la traduction de la poésie des réflexions que nous offre Joël Gayraud. The Shadow’s Skin propose une expérience de lecture que chaque lecteur est avant tout libre d’inventer.
Toutes mes interventions sur le texte sont visibles, que ce soit par la présence d’objets ou par le recours à l’écriture à l’encre. C’est un parti pris assumé qui me permet d’explorer les possibilités qu’offre la traduction pour créer du sens en faisant appel aux sens. Un texte ne peut être réduit à ses mots, et un livre ne s’entend pas seulement comme un simple objet. Dans les meilleurs des cas, l’ensemble offre avant tout une expérience. Voilà bien une ambitieuse volonté que de traduire l’expérience, alors qu’elle se veut par définition essentiellement subjective. C’est pourquoi il est important qu’apparaisse cette subjectivité en traduction. Tout d’abord, ce n’est qu’une proposition, parmi tant d’autres possibles, c’est ma proposition à un moment bien précis, sur laquelle je peux revenir et que je peux donc modifier. Par ailleurs, cette proposition, elle aussi, offre de nombreuses interprétations, qui ne sont plus du ressort ni de l’auteur ni du traducteur, mais qui se voient confiées aux bons soins des lecteurs-déchiffreurs de sens. Rien n’est et ne doit être figé, le texte se réinvente au fil des lectures et des traductions.
Il peut être difficile de s’éloigner d’une définition de la traduction qui nous rassure, pour laquelle il existe beaucoup d’habitudes mais assez peu de consensus, si l’on ose y regarder de plus près. En effet, nombreux sont les livres de traductologie qui s’accordent sur l’absence de ce consensus, pour ensuite proposer leur propre vision de ce que peut être la traduction. Pis encore, depuis quelque temps, émergent de nombreuses traductions au-delà des normes, des formes et des cadres qui la circonscrivent habituellement, et que les catégories textuelles ne permettent pas toujours de classifier clairement. Et alors ? Les normes et les formes évoluent, les enjeux s’éclairent ; le texte passe de mains en mains, et c’est le public qui en assemble le sens et la forme. Et c’est encore lui qui permet de faire évoluer les normes.
Oublions nos habitudes, explorons plutôt !
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La traduction The Shadow’s Skin a été commissionnée par TransARTation! et a été subventionnée par Arts Council England dans le cadre de l’exposition itinérante ‘TransARTation! Wandering Texts, Travelling Objects’.
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Voici l’extrait du texte français : « La journée est déjà bien avancée, et j’essaie de me rappeler un rêve de la dernière nuit. La tâche est difficile. Quels membres épars ! quelle disjonction ! Comment reconnaître le semblable, trier le divers ? Alors je ferme les yeux, le puzzle progressivement se recompose, les couleurs se ravivent, les formes se précisent, les enchaînements s’opèrent. Les yeux clos, je vois. » (Joël Gayraud, La peau de l’ombre, p. 22).