Les institutions internationales, on le sait, ont intégré depuis longtemps dans leur fonctionnement la multiplicité des langues, et donc la traduction. Néanmoins, comme chaque fois que l’on traduit, la visée est essentielle – pour quoi et pour qui traduit-on ? Mais quelle est la visée d’une traduction effectuée pour l’ONU ?
Pour essayer de le comprendre, il faut d’abord se pencher sur « le machin », comme disait De Gaulle, qui d’un point de vue formel n’avait pas tout à fait tort. En effet, le machin est une machine complexe aux multiples rouages qui, dans l’idiosyncrasie locale, s’appelle « Le système des Nations Unies », et qui comprend :
- L’Organisation des Nations Unies, subdivisée en organes principaux (le Secrétariat, l’Assemblée générale, le Conseil de sécurité, la Cour internationale de justice…) et organes subsidiaires (les Grandes Commissions, les tribunaux pénaux internationaux (Yougoslavie, Rwanda), les opérations de maintien de la paix…).
- Les fonds et programmes, par exemple l’UNICEF.
- Les organismes des Nations Unies : instituts de recherche et formation, ou autres (ONU-Femmes, par exemple).
- Les organisations apparentées.
- Les commissions régionales.
- Les institutions spécialisées, comme l’OMS (Organisation mondiale de la santé).
Ceci n’est qu’un rapide survol, qui ne mentionne pas d’autres rouages plus fins aux noms plus romanesques et mieux assortis au flic en uniforme qui filtre les entrées de l’immeuble de dix-sept étages abritant les services de traduction ou au badge électronique qui contrôle l’ouverture de la moindre porte : « Docs Control » (le groupe de contrôle des documents, qui fixe le calendrier de publication et assure le suivi), ou « la Cinquième Commission » (qui gère les affaires budgétaires).
On voit que l’organigramme est relativement complexe, mais lorsqu’on aborde la chose du point de vue de la traduction, la complexité monte d’un cran. En effet, selon les langues, ces différentes entités ne sont pas désignées par des termes équivalents et ne recouvrent pas nécessairement les mêmes réalités. L’anglais, par exemple, ne fait pas la différence entre « Nations Unies » (les États membres de l’Organisation) et « Organisation des Nations Unies » (voir plus haut), qu’il désigne tous deux par « United Nations ». Le français, qui comme on le sait, est par tradition la langue de la diplomatie, tient à conserver le degré de précision auquel il a dû ce statut, mais pour le traducteur cela pose souvent des problèmes, d’autant que les rédacteurs desdits documents ne connaissent pas nécessairement les détails de l’onomastique onusienne et qu’en outre, s’ils écrivent leurs rapports en anglais, ils ne sont pas toujours anglo-saxons de langue maternelle, ce qui ajoute encore à la difficulté de l’entreprise.
Revenons un instant sur l’aspect « diplomatique » inhérent à toute traduction à l’ONU. Bien qu’une bonne partie des documents et des rapports qui sont traduits n’aient rien de confidentiel du point de vue politique (les documents relatifs à la gestion interne, par exemple), tous sont traduits en respectant la même méthodologie. Et celle-ci, on le comprend, s’attache tout particulièrement au choix des termes employés, lesquels sont souvent négociés en fonction de critères politiques. Prenons un exemple concret. Tel rapport en anglais va employer le mot « riots », le traducteur ne peut pas décider de lui-même s’il va le traduire par « émeutes », « manifestations », « troubles », etc. Il doit donc consulter une source pour voir comment ce terme a été officiellement traduit dans le contexte précis du rapport – car ce n’est pas parce que la veille, on a traduit « riots » par « émeutes » dans un contexte A que cette traduction est correcte dans un contexte B. Le traducteur va donc se plonger dans les immenses bases de données de l’Organisation, à l’aide de différents moteurs de recherche, en tâchant de circonscrire son sujet historiquement et géographiquement (par exemple : « riots » « France » « 1997 »). En général, comme dans Google, il apparaît plusieurs centaines ou milliers de réponses, qui n’ont pas toutes le même degré de fiabilité. Cette hiérarchie des sources est également prise en compte dans la méthodologie de la traduction onusienne. Tout en haut de l’échelle, on trouve les rapports de l’Assemblée générale, et, lorsqu’un terme y a été traduit d’une certaine façon (dans un contexte donné, bien évidemment), on ne peut pas revenir dessus. Le traducteur doit donc l’employer à l’exclusion de tout autre. Puis la valeur officielle putative de la traduction choisie décroît en même temps que l’importance hiérarchique de l’instance qui a produit le document original – en gros, une lettre du secrétaire général a plus de poids prescriptif qu’un rapport sur le renouvellement des fournitures de bureau.
Cela n’a l’air de rien, et il semble même logique de procéder ainsi, mais, dans les faits, cette contrainte transforme la traduction de la moindre phrase en un travail de recherche titanesque. En effet, vous voyez « sea turtles », et vous savez que ce sont des « tortues de mer », mais vous êtes quand même obligé d’aller fouiller dans les bases de données pour voir ce que celles-ci en disent, et bien vous en a pris, parce que la traduction officielle se révèle être « tortues marines », et qu’avec vos tortues de mer vous aviez tout faux. En outre, une recherche sur Ngram Viewer confirme que si, historiquement, « tortues de mer » était prédominant, depuis 1985 « tortues marines » semble prendre le dessus dans la littérature publiée en français.
L’autre avantage de cette uniformisation des termes, c’est que les rapports, qui comptent souvent quarante pages et parfois bien plus, doivent être traduits très vite (en moyenne, dans les deux ou trois jours après réception). Ils sont donc répartis entre quatre ou cinq traducteurs, qui vont collaborer au sourçage des termes afin d’homogénéiser le texte final. Des réviseurs passeront derrière pour vérifier et lisser le document. En rythme de croisière, le service français de traduction de l’ONU doit traduire mille pages de trois cent trente mots par semaine, mais en période de crise (c’est-à-dire à peu près tout le temps) ça monte facilement à mille cinq cents pages, soit l’équivalent d’un Guerre et Paix par semaine.
Au vu de ces contraintes, qui ne sont d’ailleurs pas uniquement lexicales, on comprend mieux pourquoi la lecture des rapports de l’ONU peut se révéler indigeste, malgré tous les efforts des traducteurs pour écrire dans un beau français, ce qu’ils parviennent très bien à faire, mais la question n’est pas là. Le problème, si problème il y a, relève plutôt du prestige associé à « une certaine image de la France », qui pare ou qui encombre, comme on voudra, ce qu’on pourrait appeler le « français officiel ». En effet, ce français ne ressemble à rien de ce que vous avez l’habitude de lire. L’anthropomorphisme, par exemple, y règne en maître. On tombe couramment sur des phrases comme « la reprise de la conférence a décidé que… », ce qui signifie qu’une conférence s’est réunie de nouveau et que ses membres ont décidé que… De même, lorsque l’anglais écrit « draw someone’s attention », le français traduit par « attirer l’attention » quand le someone en question est un inférieur hiérarchique, et par « appeler l’attention » dans le cas contraire. Hiérarchie, quand tu nous tiens ! Or, puisqu’on est traducteur, on voit bien qu’en anglais la langue de ces rapports est bien plus proche de la langue vernaculaire qu’en français. Cette différence, selon moi d’ordre culturel plutôt que technique, n’est pas sans poser de questions, et principalement la suivante : à qui ces rapports s’adressent-ils ?
Étant donné l’énergie investie dans leur traduction, on a envie de penser qu’ils ne servent pas uniquement à flatter quelque chauvinisme rétrograde dans les pays qui parlent l’une des six langues officielles. On voudrait plutôt croire – raisonnablement, sans sombrer dans la démagogie – que ces rapports s’adressent à tous, et que leur rôle est d’informer les gens des problèmes qui se posent et des solutions qu’on pourrait y apporter. Il me semble dès lors qu’en français, comme c’est déjà le cas en anglais, la langue onusienne devrait se rapprocher de celle que les gens pratiquent. Cela ne remet pas en cause le travail des traducteurs, des professionnels recrutés par concours sur des critères d’excellence et qui, pour la plupart, ne demanderaient que ça, mais plutôt cette « idée de la France », cet atticisme mal placé qui plonge la langue dans l’amidon et l’en ressort raide comme une chemise de notable. Si l’on acceptait, sinon de s’en dispenser, du moins de simplifier ces usages, les gens comprendraient mieux à quoi sert le « machin », car tout cela sert effectivement à quelque chose. Ces milliers de réunions, ces dizaines de milliers d’heures de travail par mois ont un résultat concret, durable et positif sur le monde qui nous entoure, et traduire pour l’ONU, c’est avant tout participer de manière active à ce processus. Ce qui, à propos de visée, n’est déjà pas si mal.