Dans Petites lumières, recueil de textes parus initialement entre 1982 et 2016, le poète marocain Abdellatif Laâbi donne à lire, par-delà son œuvre poétique, le parcours d’une pensée éthique et plurielle, traversant les lieux de mémoire, les œuvres des créateurs et les territoires d’exil pour défendre, avec le même sens du devoir, la conscience et la dignité humaines face aux règnes du silence et de l’arbitraire.
Abdellatif Laâbi, Petites lumières. La Différence, 413 p., 21 €
Derrière chaque poète se cache un éclaireur, un lecteur passionné, un passeur d’idées et d’idéaux opérant entre les langues, les cultures et les territoires. Voilà l’une des révélations qu’éclairent ces Petites lumières allumées par Abdellatif Laâbi par-delà le champ de son œuvre poétique. À l’heure où son éditeur, les éditions de La Différence, met la clef sous la porte après quarante et un ans d’activité, le poète marocain livre un recueil de plus de soixante textes offrant autant de clefs pour découvrir ou réinvestir des questions d’ordre littéraire, social et culturel, au Maroc et ailleurs. L’œuvre poétique de Laâbi, couronnée récemment au Mexique par le prestigieux prix « Nuevo Siglo de Oro » (« nouveau siècle d’or »), laisse place dans ce livre à ce que Jacques Alessandra nomme dans sa présentation « une aventure de la pensée ». Cette aventure passionnante et protéiforme s’organise de manière thématique en sept chapitres : réflexions autour de « l’enjeu culturel » au Maroc ; « hommages » aux écrivains et créateurs disparus ; « éclairages » sous forme d’essais littéraires ou artistiques ; « préfaces » à des œuvres de divers horizons ; « chroniques » légères et instructives ; « interventions » engagées ; et « entretiens » où la voix du poète revient sur son parcours et sa vision de la création.
Chez Laâbi, la poésie et la pensée sont les deux faces d’une même éthique fondée sur la mémoire, la résistance et le partage. Mieux connaître l’homme, nous dit Alessandra, « suppose ainsi la lecture du poète et de l’essayiste, parce que tous deux donnent à penser la condition humaine dans ce qu’elle est et ce qu’elle promet ». L’écriture de Laâbi est obsédée par le besoin de défendre la conscience de l’homme contre les règnes de l’arbitraire, du silence et de la barbarie. Dans le texte d’ouverture, Laâbi résume l’enjeu de son écriture par cette mise en garde : « Le plus grand échec serait que tu puisses un jour perdre la face, ta face humaine ». Dans la première partie, les textes de Laâbi s’évertuent à préserver et à promouvoir le sens de l’humain dans les territoires de culture et de mémoire au Maroc. Ainsi, il interpelle le maire de la ville de Fès sur l’abandon de la maison de l’illustre historien Ibn Khaldoun, dénonce un champ culturel marocain « en déshérence », souligne le déficit de « ces relais de mémoire » que sont les musées et soumet en 2010 un « pacte national pour la culture » dont il détaille les mesures-phares en termes de décisions politiques, de plans de sauvetage et de créations d’instituts et d’agences dédiés à la mémoire culturelle du pays. À la fois révolté et didactique, le poète oppose ses lumières vives et vivifiantes à un monde assombri par l’absence d’une conscience culturelle et par l’indifférence aux besoins conjugués de réappropriation et de transmission des héritages.
Dans cette lutte acharnée pour la réhabilitation de la mémoire, Laâbi prend soin de construire une communauté littéraire, poétique et intellectuelle autour de ses amis et compagnons de route. Ainsi, dans la section « Hommages », il se laisse gagner par le « sens du partage » et de la responsabilité chez Mohammed Dib, romancier dont il éclaire une œuvre poétique marquée par la sensualité linguistique. Dans des textes à la fois émouvants et érudits, le poète salue « la grâce » de son ancien professeur de littérature Gabriel Bounoure, rend hommage à Tahar Djaout et au « travail invisible d’érosion » à l’œuvre dans ses créations romanesques. Par-delà le Maghreb, les lumières de Laâbi puisent leur énergie dans la « justice poétique » d’Octavio Paz, la « belle loi du don » de Nelson Mandela, la langue « pétillante » du poète belge Jean-Luc Wauthier ou encore le besoin de refonder et de décentraliser la poésie chez Aimé Césaire. Au détour des pages, l’hommage de Laâbi au poète portugais Joaquim Vital, fondateur des éditions de La Différence, donne sens à une amitié « qui permet de baisser la garde et de s’abandonner sereinement au partage ». Pour Laâbi, l’hommage est un exercice d’humilité et de dialogue qui éclaire la mémoire des créateurs et célèbre l’héritage de leurs œuvres inspirantes.
C’est précisément la générosité de cet exercice qui interpelle le lecteur dans les sections « Éclairages » et « Préfaces ». On découvre un poète à l’écoute des littératures produites de part et d’autre de la Méditerranée, attentif à la façon dont l’œuvre, à l’image du Marrakch Medine de Claude Ollier, finit par révéler le sujet-écrivain et abolir les frontières raciales et socioculturelles. Avec Laâbi, le roman devient ce « continent sans rivages » qui évite la moralisation, mobilise l’outil de la dérision, s’élève contre le mensonge et les tabous, esquissant « une quête aventureuse » dans le champ narratif et artistique. De Michel Chaillou à Émile Habibi, de Rachid Mimouni à Edmond Amran El Maleh, Laâbi tisse, à la suite de Bachelard, autant de « fil[s] précieux » où la création se veut à la fois libre et émotive, fragile et fraternelle. Pour reprendre sa formule dédiée à Verlaine, Laâbi s’obstine dans ses lectures à rester « à hauteur d’homme », consolidant avec application le lien vital entre le créateur et son œuvre. Par ailleurs, la lecture des préfaces révèle son rôle de passeur, aussi bien porteur de la « parole confisquée » des prisonniers politiques marocains, que traducteur de la poésie arabe, notamment la palestinienne dont il suit, réactualise et analyse l’évolution historique. Avec Laâbi, la préface procède d’un art de la présentation, tantôt analytique quand il s’agit d’introduire l’histoire de la poésie marocaine contemporaine et d’en saisir l’originalité et les paradoxes, tantôt lyrique quand il décrit l’œuvre de ses pairs, saluant « ces fleurs du mal arabes » que sont les poèmes d’Abdallah Zrika ou célébrant ce « rebelle fulminant » qu’était André Laude.
Chez l’éclaireur Laâbi, toutes les occasions sont mises à profit pour réveiller les étincelles de la pensée. Dans la section « Chroniques », une simple « panne d’écriture » devient une méditation sur les difficultés de la création, une interview télévisée avec Deleuze déclenche le désir de relire cet homme « émouvant » qui « était strictement lui-même », alors qu’une visite du musée du Caire donne à saisir « l’empreinte de la vie » dans des pièces vibrantes et atemporelles. Ces fragments brefs et savoureux se lisent comme autant d’épiphanies sur le chemin de la connaissance du monde et de la communion poétique avec ses éléments. Dès lors, la voix de Laâbi revient dans la section « Interventions » pour élaborer une éthique de la création. Rejetant les « pesanteurs » qui enferment l’écrivain maghrébin dans les mêmes questions réductrices autour de la langue d’expression et de l’engagement, Laâbi appelle à saisir « le lieu fugitif et magnétique de toute écriture » qui naît des ruptures et s’emploie à réconcilier l’homme et le monde. D’un texte à l’autre, la parole de Laâbi cultive « le devoir d’insoumission aux doxas d’hier et d’aujourd’hui » et réhabilite dans la poésie le sens de l’émerveillement et de la vigilance. Plaidant pour la mise en œuvre d’« un code de déontologie francophone » qui reconnait le pluralisme et la réciprocité des liens linguistiques, Laâbi défend une littérature capable de rejeter toute forme d’autorité et de forger une langue et une identité ancrées dans l’acquisition « de l’imprévu et du différent ». Pour Laâbi, la modernité se construit dans la fidélité à soi-même et à sa création, dans la défense continue de la dignité humaine. « Homme de l’entre-deux », nomade des langues et des cultures, le poète défend ce « sens du décentrement » qui enrichit l’identité propre et nourrit le désir d’altérité.
Ce n’est probablement pas un hasard si cette traversée s’achève par une série d’entretiens, comme une invitation en filigrane à perpétuer le dialogue avec Laâbi et son œuvre. Ici, le poète est amené à revendiquer « sa mission d’imprécateur », à célébrer l’enracinement corporel de sa poésie et à réaffirmer ses appels à la réforme politique et culturelle au Maroc ou encore au dépassement des « murs-murailles » qui séparent les pays du Maghreb. Il y a dans ces entretiens l’itinéraire d’un homme qui a dirigé la célèbre revue Souffles dans les années 1960, traversé les épreuves de la prison et de l’exil, et porté son œuvre comme une longue prière élevée à ce « ciel humain » sans cesse menacé par la résurgence de la barbarie. Ces Petites lumières se prolongent jusque dans les territoires intimes d’un poète qui vit désormais comme « une charnière de l’être entre le pays d’origine et le pays d’adoption », continuant d’arpenter et de réinventer ses lieux de mémoire. Laâbi nous rappelle que « la parole poétique est un rempart de lumières que l’humanité n’a cessé d’opposer aux ténèbres de la barbarie ». Avec ce nouveau livre, il ajoute un pilier à ce rempart qui s’élève, digne et vigilant, prêt à transmettre ses lumières aux générations futures.