« Le chaînon manquant entre Roberto Arlt et César Aira », c’est ainsi que son éditeur qualifie, post mortem, Ricardo Colautti (1937-1992), un écrivain dont l’importance dans les lettres argentines reste encore à mesurer. Les trois courts romans qui viennent d’être publiés aux éditions de L’Ogre, avec une traduction et une préface remarquable de Guillaume Contré, sont la preuve que la valeur en littérature n’est absolument pas une garantie face aux desseins capricieux du marché éditorial. Trente ans après sa dernière publication en espagnol, on peut se réjouir en français de l’écriture « électrisée » d’un des grands oubliés de la littérature latino-américaine. Ne laissons pas passer l’occasion.
Ricardo Colautti, La trilogie Sebastián Dun. Œuvres complètes. Trad. de l’espagnol (Argentine) par Guillaume Contré. L’Ogre, 199 p., 21 €
On sait très peu de chose sur Ricardo Colautti. Il semble qu’il soit né en 1937 à Buenos Aires, et mort dans la même ville en 1992, à cinquante-quatre ans. On sait, ou l’on croit savoir, qu’il était avocat et greffier et qu’il écrivait ses romans pendant ses horaires de bureau tandis que ses clients étaient persuadés qu’il était en train de rédiger des actes juridiques. Il était donc écrivain en cachette, un prolétaire de la littérature, comme le furent deux de ses influences les plus évidentes, Roberto Arlt et Franz Kafka. À part le temps destiné à quelques échanges avec son éditeur de l’époque (quelques questions techniques, des coquilles figurant dans ses manuscrits), le milieu éditorial l’intéressait peu. Ensuite, il disparaissait comme dans un rêve, jusqu’au rendez-vous suivant, lors de la remise d’un nouveau manuscrit (il y en eut trois).
Entre-temps, pas de marketing, pas d’adhésion à un groupe, à une école ou à une revue littéraire. Rien que le spectre Colautti se promenant (c’était un flâneur compulsif) dans la ville de Buenos Aires. On pourrait songer à une création de Borges ou de Bolaño, ou à un de ces écrivains mystérieux si chers à Enrique Vila-Matas, tels que Pynchon ou Robert Walser. Un écrivain fantôme passionné par d’autres écrivains fantômes, qui font de la disparition leur mode de survie ; des écrivains ligne de fuite qui sont toujours là où l’on ne les attend pas, comme c’est le cas de Sebastián Dun, le personnage central des trois romans publiés par Ricardo Colautti : Sebastián Dun (1971), La conspiration des concierges (1976), Imagineta (1988).
Cette Trilogie, qui ne fait pas deux cents pages, constitue ses Œuvres complètes, et on peut la lire d’un trait, comme un seul roman de trois chapitres. Le sujet qui la traverse ? Les mésaventures d’une vie angoissée, celle de Sebastián Dun, « un magouilleur, comme le dit Guillaume Contré, le traducteur, dans la préface, aux impossibles rêves de grandeur et de dépassement de soi […], un pauvre type en quête de sublime ; sublime qu’il ne saurait atteindre que par l’humiliation. La sienne ou celle des autres ». En réalité, on n’est pas loin de l’univers rocambolesque de Roberto Arlt, de « ce monde de marlous, de proxénètes à la petite semaine, de types médiocres et frustrés empêtrés dans des théories délirantes », mais, tandis que chez Arlt l’action est réfléchie et les dialogues posés, chez Colautti tout se passe comme si agir et réfléchir étaient une seule et même chose, de sorte que chaque pas, chaque mot, devient une accélération à accomplir. « Je suis un homme électrique », dit Sebastián à Diana, dans Imagineta. « Je me sens comme électrisée », confesse Clara à Sebastián dans Sebastián Dun.
L’électricité devient ici l’interprétant de la vitesse qui se dégage d’une pensée du mouvement chez Colautti. Cette pensée se transmet à la fois par la syntaxe (phrases courtes, économie des moyens descriptifs) et par la façon dont les personnages agissent ou interagissent avec, et dans, le monde. À cet égard, l’emploi récurrent du verbe « courir » est exemplaire : « Nous nous prîmes par la main et courûmes dans la forêt jusqu’à parvenir à un fleuve » ; « Je courus derrière vous. Jamais je n’avais couru avec tant de légèreté » ; « Je me précipitai à ton côté et main dans la main nous courûmes comme hypnotisés en regardant les marquises du théâtre ». Même les objets inanimés se mettent en mouvement : « La maison se mit à courir, elle était publicitaire et accrochée à un camion ».
Courir, fuir, sauter, danser, tous ces verbes fonctionnent comme modulations des intensités variables d’un personnage tout le temps à la dérive, un personnage qui frôle l’hyperactivité : « Partons, fuyons, Diana, demande Sebastián, éloignons-nous du maudit Léopard, je ne supporte pas ses yeux, ils me font mal, ils me perturbent » ; « le théâtre s’inonda de musique. Nous dansâmes lentement, tandis que derrière tout n’était que mouvement » ; « chaud, chaud devant, faut qu’on saute, qu’on danse, continuons toujours de danser » ; « Diana, au fond de mon âme il y a un boléro, dansons ».
La musique se présente donc chez Colautti à la fois comme source originaire, primauté du rythme qui active le mouvement et lui donne sa forme, et comme solution appropriée à la question angoissante du devoir dire et devoir faire : « ‟Dis quelque chose, fais quelque chose.” ‟Quelque chose ?” demandai-je. ‟Musique, maestro, s’il vous plait” ». Et voici que l’ordre revient par la mise en place du concert du monde.
Dans le premier roman de la trilogie, Sebastián Dun, Colautti réussit à normaliser la pulsion schizoïde de Sebastián en lui trouvant un partenaire – ou plutôt un interlocuteur – à la mesure de son silence : « Je dus créer artificiellement le dialogue. J’achetai un enregistreur » ; « Je compris bientôt que j’avais besoin d’une personne avec qui parler. Je choisis Sansón Ruiz, un ami de l’Astral, très sympathique et surtout grand causeur […] Il s’avéra le compagnon idéal : devant l’enregistreur, nous discutions des heures entières, d’interminables questions et réponses : à propos de la folie, de l’amour, de la mort ». Dans le deuxième roman, La conspiration des concierges, la paranoïa s’installe comme « mode de représentation » d’une certaine « argentinité » « qui, dans le miroir que lui tend Colautti, ne serait autre que celle d’un pays de petits malins, toujours prêts à gruger pour gagner le plus possible en en faisant le moins possible », pour le dire avec les mots de Guillaume Contré. Mais, dans le troisième roman, Imagineta, l’imagination est pure représentation en acte dans le sens où la distance entre la conception et l’apparition de l’image se réduit d’un seul coup pour laisser place à l’immanence de l’action : « Je pris un os de baleine qui se trouvait sur la glace et construisis un igloo avec » ; « Je te dis : Diana, dans ces solitudes glacées l’amour n’existe pas, il me faut recourir à l’imagination, me transporter vers les tropiques. Je ferme les yeux, cherche la forêt vierge, les moricaudes tropicales jouant du bongo ». Il suffit donc de fermer les yeux pour changer le décor, pour invoquer une nouvelle scénographie plus attirante.
Imagineta, en ce sens, se révèle comme l’aboutissement final du projet délirant conçu par Sebastián sous le nom d’Encyclopédie de l’image, « une Encyclopédie de la fantaisie » où il comptait enregistrer « des images, des centaines d’images qui surgissaient de moi, à gros bouillons et que d’une certaine manière je devais fixer ». C’est sur ce projet-là que Ricardo Colautti semble vouloir s’attarder : la fixation des quelques images instantanées qu’il désirait « impérativement transmettre à la postérité ». Et il est sûr qu’il y réussit. En voici l’un des meilleurs exemples : « T’aimer, dit Sebastián à Diana, c’est regarder tes yeux violets quand une ombre y apparaît. Et le ciel ? Comment est le ciel à tes côtés ? Un après-midi tranquille, bleu, vient une bourrasque et ta pupille est grise ». À nous d’imprimer, ou non, la photo.