Jerry Lewis a finalement tiré sa révérence le 20 août 2017 à l’âge de 91 ans. Ultime représentant, après la récente disparition de Pierre Etaix, du grand art du burlesque au cinéma, il a davantage été reconnu en France que dans son pays. Les Français ont d’ailleurs cette réputation aux États-Unis : ce sont des gens qui aiment Jerry Lewis…
Apparition, ferveur, métamorphose, méconnaissance, oubli, la destinée publique de Jerry Lewis a été jalonnée par toutes les étapes du mythe dans sa version populaire, moderne et médiatique. Car si les œuvres survivent à leur créateur, l’inverse est également vrai. Préparée par de longues séries de gammes ou pur jaillissement, la saison de l’inspiration ne dure souvent qu’un temps alors que la moisson a des airs d’éternité. Ce qui est vrai pour les arts traditionnels l’est encore davantage pour les fruits de la culture populaire où les goûts et les modes, la lassitude du public ou celle des artistes eux-mêmes rendent plus brèves encore les « grandes périodes » de la plupart d’entre eux. Chacun sait que l’aventure des Beatles ne dura que huit ans, mais on a oublié que certains des plus jubilatoires moments de l’histoire du cinéma ne durèrent guère plus longtemps. Stroheim fut réduit au silence en moins de dix ans, Busby Berkeley ne nous régala pas davantage de ses somptueux numéros musicaux. La carrière d’un Preston Sturges, qui révolutionna la comédie américaine, ne dura elle aussi qu’une brève décennie – elle ne couvrit à vrai dire que les années de guerre passées au studio Paramount. Exactement vingt ans plus tard, et pour la même compagnie, l’histoire se répéta pour le cinéaste Jerry Lewis.
Comme Sturges, qui fut le roi du scénario avant de « passer » à la réalisation, Lewis était un interprète déjà célèbre quand il décida d’écrire une page inoubliable et très personnelle du cinéma comique. Pour la plupart des Américains, il n’y a d’ailleurs rien entre le sempiternel présentateur (et l’inventeur) du téléthon (grand moment d’ennui pour la jeunesse américaine) et celui qui fut le glorieux partenaire de Dean Martin. Le terme de gloire relève ici de l’euphémisme, et cette partie de l’histoire est parfois mal connue de côté de l’Atlantique : plus qu’Elvis Presley, Marilyn Monroe ou James Dean, le tandem Martin-Lewis incarne la célébrité absolue, le succès total, l’apothéose du show-business américain.
Formé de manière parfaitement aléatoire sur les scènes borgnes à force d’être louches d’Atlantic City après le Seconde Guerre mondiale, le couple connaît un succès immédiat. Pendant que le crooner italien envoûte les femmes et séduit les hommes (et vice-versa), le crétin du New Jersey se déguise en serveur, interrompt la chanson, marche les pieds en dedans, appelle comme toujours sa mère à la rescousse (« Ma ! »). Le tout est débile, insensé, jubilatoire, parfaitement désopilant. L’idiot à tête de chimpanzé a tout juste vingt ans, son partenaire à peine plus, nous sommes en 1946. Ils vont incarner pendant dix ans – nous y revoilà – l’idéal d’une Amérique schizophrène imposant sa way of life à une planète tétanisée et bipartite. Rien ne saurait résister à une telle marche en avant : spectacles, disques, émissions de radio et de télévision, films – évidemment…
Martin et Lewis sont les chouchous de l’Amérique ; les publicitaires, sponsors des carrières, savent très bien où ils mettent les pieds. Leurs salaires et cachets défient toute concurrence : ni Chaplin, ni Garbo, ni Sturges – meilleur salarié du cinéma dans les années trente – ne peuvent s’aligner. L’Amérique ne leur pardonnera jamais leur séparation. Dean Martin deviendra un pilier du rat pack de Sinatra à Las Vegas et tournera quelques beaux films : Le Bal des Maudits, Comme un torrent, Rio Bravo, Embrasse-moi idiot. Jerry Lewis fera du cinéma.
Placés sous la houlette de Hal Wallis à la Paramount, les débuts cinématographiques du duo n’avaient pas été spécialement bouleversants. Véhicules des routines de l’un et des rengaines de l’autre, treize films se passent, de Ma bonne amie Irma (1944) à Un pitre au pensionnat (1955), sans que le frisson de la grâce ne saisisse deux acteurs indubitablement meilleurs sur scène ou à la télévision. Mais un tel jugement français et rétrospectif manque l’essentiel : Martin et Lewis n’avaient aucunement besoin du cinéma ; c’est plutôt le contraire qui était vrai. Puis vint Frank Tashlin. Le plus grand caricaturiste de l’histoire du cinéma (voir ses films avec Jayne Mansfield : La Blonde et moi, La Blonde explosive) donne forme au magma et s’impose à ses créatures, en premier lieu à Jerry. Si l’on en croit le forcément partial Nick Tosches dans sa biographie de Dean Martin, Tashlin remet proprement à sa place l’enfant gâté du showbiz, lui interdisant même de reparaître sur son plateau avant d’avoir changé d’attitude.
Artistes et modèles (1955) sera le fruit de ce régime minceur. Le cinéaste donne tout d’abord deux véritables partenaires (Dorothy Malone et Shirley MacLaine) au tandem vedette. Il offre surtout sa place dans le cinéma à Jerry Lewis, insistant d’emblée sur la fragilité et la part féminine de l’acteur. Dans le film le personnage d’Eugene est le parfait produit de la sous-culture régnante. Gorgé de comics, les affres de la création l’assaillent chaque nuit où il invente dans son sommeil de nouvelles aventures de la femme-vautour ou chauve-souris. Avant de dépeindre dans ses satires le rock, le cinéma et la télévision, Tashlin montre la condition de l’artiste – Martin est peintre et Lewis écrivain – au temps de médias de masse. Victime idéale de la modernité, le personnage de Jerry saura hériter de Tashlin cette part du rêve indispensable à l’élaboration d’une œuvre comique.
Le tandem se sépare après Un vrai cinglé du cinéma, où Martin et Lewis jouent superbement mais à côté l’un de l’autre, mais le virus du cinéma ne quittera plus le grand dadais, parfaite icône adolescente, qui partagera désormais son temps entre les films de Tashlin (six films, presque tous indispensables, entre 1958 et 1964) et ses propres œuvres. Lewis a en effet signé avec la Paramount un contrat digne de Chaplin, ce qui lui permettra d’écrire, du Dingue du Palace (1960) aux Tontons farceurs (1965), quelques-unes des plus belles pages du cinéma comique. Robert Benayoun et l’équipe de Positif en tête, promptement suivis par les rédacteurs des nouveaux Cahiers du cinéma (version Filipacchi) et l’ensemble de la jeune garde, la critique française exulte. Au moment où les Américains, rancuniers et vexés dans leur amour-propre, prennent définitivement congé d’un comique jugé abscons, on reconnaît de l’autre côté de l’Atlantique une œuvre exceptionnelle, délivrée en un peu plus d’un lustre et composée d’une douzaine de films dont Lewis est la vedette et presque toujours l’auteur.
Les Français apprécient à juste titre un auteur-acteur digne descendant d’une haute lignée cinématographique, celle d’un Chaplin, d’un Keaton, d’un Tati. Lewis a souvent reconnu sa dette à l’égard d’un Stan Laurel, qu’il désigne comme le grand clown blanc du cinéma, mais son personnage est beaucoup trop éclectique pour jouer dans ce seul registre. Ses inventions visuelles et sonores sont tantôt au service d’une pulsion de domination, métaphore de la mise en scène (lorsqu’il dirige un conseil d’administration imaginaire sur un air de Count Basie), tantôt dévolus au contraire à la machination d’une inéluctable catastrophe. La gamme du comique va du gag explosif au slow burn, de la gaffe incongrue à la méticuleuse destruction. Les personnages sont innombrables – on l’aime bien en présentateur de télévision japonais, par exemple.
Mais, avec ses propres films, Lewis fait franchir une étape au cinéma comique visuel et sonore. Le gag s’inscrit dans le temps ; le plan règne, et le guignol s’affiche en auteur en toute lucidité. Le retour du silence – refoulé du burlesque – est d’entrée de jeu la clé de son œuvre. Évident démarquage de Laurel, Stanley le groom ne parle pas dans Le Dingue du Palace : on ne lui avait pas demandé. Chacun des films suivants jouera sur le paradoxe de l’affirmation d’un style hérité du muet – inacceptable pour le public américain – et de la reconquête de la parole par le personnage. Le dédoublement de la personnalité guette peu à peu le cinéaste qui réfléchit vite ses interrogations (Le Zinzin d’Hollywood) et prend directement pour thème sa hantise en une savoureuse reprise d’un grand mythe moderne (Docteur Jerry et Mister Love). Jusqu’à l’étonnant Tontons farceurs (The Family Jewels est peut-être un titre plus élégant…) où, jouant les différents oncles d’une petite fille, il tombe le masque – et dit prématurément adieu à son cinéma – en insistant sur le rôle d’Everett, le clown qui déteste les enfants. La boucle est bouclée.
Lewis fera la même erreur que Sturges et quittera le Paramount. Sans pour autant bouder les œuvres tardives, comme le mélancolique Smogäsbord, il faut avant tout redécouvrir et célébrer ces riches heures du burlesque moderne des années 1960, indispensable chaînon qui relie Jacques Tati à Peter Sellers chez Blake Edwards, notamment dans The Party avec la création du personnage de Hrundi V. Bakshi, le plus célèbre des figurants hindous à Hollywood.
Marc Cerisuelo