Dans son nouveau roman, Bashkim Shehu construit une fiction fondée sur son expérience du camp (1982-1991) qu’il croise avec celle d’un prêtre franciscain qu’il admire, Zef Pllumi, emprisonné de 1946 à 1948, puis de 1967 à 1989 [1]. Comme il ne l’a pas connu pendant son incarcération, il crée le personnage d’Aleks Krasta qui l’aurait fréquenté. Plus tard, Aleks deviendra « ami et compagnon de souffrance » du narrateur et lui laissera un petit manuscrit fragmentaire et confus narrant son existence et la cruelle vengeance qu’il parvint à exercer sur son bourreau… Ce narrateur, enfin libéré par la chute du régime d’Enver Hoxha, le tyran albanais, s’attelle à reconstituer la vie de son ami décédé. Le titre de l’ouvrage, assez énigmatique, correspond en partie à celui du manuscrit d’Aleks intitulé Le Jeu vengeur ou l’imposture vengeresse. La chute du ciel renvoie à une citation du beau-père de César, le consul Lucius Calprunius Piso, qui est en épigraphe : « Que justice soit faite, même si le monde doit s’écrouler ».
Bashkim Shehu, Le jeu, la chute du ciel. Trad. de l’albanais par Michel Aubry. Préface d’Éric Naulleau. Les Éditions des Quatre Vivants, 198 p., 19 €
Bashkim Shehu est le fils du Premier ministre albanais qui fut assassiné ou contraint au suicide, en 1981, par Enver Hoxha. Pourtant, Mehmet Shehu était considéré comme le dauphin du dictateur. Il fut renvoyé du collège militaire de Naples pour activités politiques communistes, puis, en 1938, combattit en Espagne, du côté républicain, dans la brigade Garibaldi. Interné en France de 1939 à 1942, il fut livré aux fascistes italiens mais parvint à rejoindre le maquis albanais. Ses compétences militaires lui valurent de devenir le commandant de la 1ère brigade de l’armée communiste qui était soutenue par des émissaires britanniques. Ses plus célèbres faits d’armes furent la rupture de l’encerclement que l’armée allemande faisait subir à l’état-major communiste et la libération de Tirana en 1944. Sa brutalité était telle que lui-même avouait regretter « avoir procédé à des exécutions de masse en Albanie du Nord [2] ».
Il devint le bras droit d’Enver Hoxha à qui il se soumit totalement jusqu’à devenir falot. C’est une véritable tragédie familiale que narre son fils dans le précédent ouvrage, L’automne de la peur, qui rend compte, de l’intérieur, des manœuvres de l’habile et pervers Enver Hoxha, qui fit descendre à son ancien compagnon toutes les marches de l’humiliation. Shehu connut la disgrâce, puis, après sa mort, fut déclaré « espion » à la solde de Hitler, de Mussolini, des Britanniques, des Yougoslaves, des Soviétiques, des Américains… En vertu de la « responsabilité élargie », toute sa famille fut reléguée et persécutée. Bashkim se retrouva incarcéré de 1982 à 1991. La dépouille de Shehu fut exhumée en secret, comme il était de tradition pour les « traîtres », mais peut-être aussi pour éviter, un jour, une autopsie remettant en cause son « suicide ».
Dans ce nouveau roman, Aleks Krasta est le fils d’un officier de la Sigurimi, la police secrète, chargée de la surveillance de la base maritime albano-soviétique de Vlora [3]. Au moment de la rupture des relations entre les deux pays, en 1961, le contre-amiral albanais qui dirigeait la base fut exécuté pour trahison. Le père d’Aleks, craignant une accusation semblable, vécut dans l’inquiétude jusqu’à sa mort. Il fut effectivement déclaré traître… six ans après son décès ! Son fils Aleks dut alors abandonner ses études d’acteur. Il commit quelques menus larcins au sein d’une bande de petits délinquants puis se retrouva relégué dans un village. Il fut ensuite arrêté pour « trahison à l’égard de la patrie sous forme de fuite », accusation sans fondement mais qui permettait de l’interroger sur les fréquentations de jadis de son père, en vue d’organiser de nouvelles purges.
Il n’est guère difficile d’entrevoir les rapports entre ce personnage et Bashkim Shehu. La relation père/fils s’exprime dans toute sa complexité avec un père dominant, à l’origine, dont la personnalité ne cesse de s’amenuiser, face à un système qui le broie. De fait, après la chute du régime, Aleks ne cherche pas à savoir de quels actes son père se rendit coupable en tant qu’officier de la Sigurimi : « Déterrer de tels faits équivaudrait à déterrer mon propre père ». Discutant du complexe d’Œdipe avec le docteur Marenglen [4], Aleks s’aperçoit qu’en identifiant son père au pouvoir criminel il a transformé son sentiment de culpabilité envers son père en sentiment de culpabilité pour son père, et qu’il porte, depuis, l’inquiétant « péché originel du père au fils », difficile à surmonter. Si son père était « antidieu », il se sent, lui, « antéchrist » !
La logique des arrestations échappe naturellement au commun des mortels. Un prisonnier qui fut quelqu’un d’important révèle à Aleks quelques arcanes du pouvoir stalinien : « Tu ne crois jamais que tu vas être déclaré ennemi, puisque tu sais que tu n’es pas un ennemi, ou que tu ne sais pas que tu l’es, et que le Parti ne te condamne pas sans raison, et que l’ennemi est toujours et en toutes circonstances quelqu’un d’autre, quel que soit le respect que tu aies pu lui porter jusqu’à ce que le Parti le démasque ». L’arbitraire et la volonté de toute-puissance, qui sont le propre du pouvoir totalitaire, suintent à toutes les pages du roman.
Une longue expérience des camps qu’il a fréquentés donne à l’ouvrage de Baskim Shehu de forts accents réalistes. Ainsi, pour échapper à la mine de pyrite du sinistre camp de Spaç, Aleks se fait casser très proprement l’avant-bras par un prisonnier, spécialiste des blessures caractéristiques des accidents du travail, en échange d’un paquet de cigarettes. Le personnage, d’ailleurs, fréquente camps et prisons, tristement fameux. Tout le récit est fondé sur l’histoire tragique de l’Albanie, entre purges, raidissements, « révolutionnarisation » et effondrement. Ces épisodes servent de jalons aux événements et s’enchâssent habilement avec des allers et retours chronologiques.
La question religieuse ne manque pas de se poser avec la décimation des clergés, après la guerre et en 1967, au moment de la révolution culturelle qui fit de la pratique religieuse un crime contre l’État. Aleks voudrait croire en Dieu, tout particulièrement parce que « dans la mesure où ce pouvoir proclamait que Dieu n’existait pas, il fallait croire en son existence ». Comme les termes des interrogatoires empruntent beaucoup au vocabulaire religieux, il pense un moment, que, bien qu’il soit innocent, des aveux faits à son bourreau amèneraient peut-être l’aide de Dieu. Il se ravise, toutefois, grâce à « une révélation divine inversée ». En effet, « il ressentit un dégoût de lui-même, comme s’il s’enfonçait toujours plus profondément dans le bourbier de l’avilissement de soi, dans les excréments du diable ». Il s’efforce cependant de « croire qu’il croit » et se trouve content d’être transféré dans un camp nommé « Progrès » où sont incarcérés des prêtres. Il aura beaucoup de discussions avec le Frère Shtjefën – personnage inspiré de Zef Pllumi – dont il voudrait connaître la vie.
Il apparaît clairement que les interminables interrogatoires de police sont moins des tentatives d’investigation que des tortures psychologiques et physiques. Ils mettent en avant un certain Luigj C., ancien séminariste et ami d’enfance du Frère Shtjefën, devenu l’un des grands inquisiteurs communistes, « un ange de la mort ». Celui-ci n’hésite pas à répéter à son ancien coreligionnaire : « Confesse-toi, […], confesse-toi pour être sauvé, désormais, c’est nous qui sommes Dieu ». Ce frère prisonnier ne pliera jamais, en dépit des séances de torture où il est frappé à la tête, avec une bible, à coups rapides et ininterrompus, ou suspendu à un arbre par les aisselles.
Luigj C. n’a reculé devant aucune ignominie. Il n’a pas hésité à reprendre l’habit de prêtre afin de jouer le rôle du compagnon de cellule pour « confesser » les accusés du pouvoir populaire. Il a également participé à l’introduction d’armes dans le couvent des franciscains de Shkodra (la grande ville du nord du pays) qui ont été « découvertes » lors d’une perquisition du Parti. Cet épisode truqué mais véridique fut connu de toute l’Albanie car il fut filmé et diffusé à l’envi pour prouver que le clergé catholique préparait une insurrection.
Toutefois, il est vrai que l’on ne passe pas innocemment par le séminaire et que, l’âge venant, les dogmes staliniens ne suffisent plus, surtout lorsque l’Histoire les efface… Alors, le remords peut surgir. Luigj C. est préoccupé par l’une de ces stratégies perverses qui eut une conséquence imprévue. Il avait demandé à un père – paysan âgé et miséreux – de convaincre son fils d’avouer une faute imaginaire, qualifiée de « trahison envers la patrie ». Cet aveu le sauverait car « le Parti est magnanime ». Le fils obtempéra et fut lourdement condamné. Le père, abusé et comprenant qu’il avait contribué à perdre son fils, se creva les yeux avec les doigts [5], en plein tribunal. Curieusement, ce renversement du mythe d’Œdipe poursuit ce Luigj C., qui ne semblait guère susceptible d’éprouver du remords, et pourtant… Au terme de sa vie, il supplie le Frère Shtjefën de le confesser. C’est à ce moment que le titre du roman prend tout son sens.
Nul besoin d’effets d’épouvante ou de sophistication gore ; c’est bien un pandemonium que décrit Bashkim Shehu avec des accents de vérité qui ne trompent pas mais accablent. Luigj C. meurt, terrifié par la peur de l’Enfer, sans comprendre qu’il a contribué à le fonder sur la Terre et qu’il en fut l’un des principaux démons.
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Zef Pllumi écrivit ses mémoires : Vivre pour témoigner : Récits du goulag en Albanie, trad. Odile Daniel, L’Âge d’Homme, 2014. Cet ouvrage est des plus intéressants car les témoignages sur la période communiste sont peu nombreux.
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L’automne de la peur, Fayard, 1993, p. 130.
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Une partie du roman d’Ismaïl Kadaré, L’hiver de la grande solitude, se situe dans cette base de Pacha Liman.
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Authentique prénom en Albanie communiste, fondé sur les premières lettres des noms de Marx, Engels et Lénine.
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Cette histoire, rigoureusement vraie, fut racontée par un « compagnon de souffrances ».