Paul Cézanne (1839-1906) meurt à soixante-sept ans. Il a peint près de mille tableaux, des centaines d’aquarelles et de dessins. Environ 160 tableaux sont des portraits. Les autres tableaux sont des paysages, des natures mortes, des baigneuses.
Portraits de Cézanne. Musée d’Orsay. 13 juin-24 septembre 2017
Catalogue de l’exposition. Musée d’Orsay/Gallimard, 282 p., 168 ill., 39 €
Aujourd’hui, l’exposition remarquable du musée d’Orsay présente soixante peintures, quatre dessins et des carnets de dessins. C’est la première exposition consacrée exclusivement aux portraits de Cézanne, qui constituent un aspect parfois négligé mais capital de son art. Ambroise Vollard (qui a été son galeriste) cite une phrase de Cézanne : « L’aboutissement de l’art c’est la figure. »
Selon lui, Cézanne détestait être observé quand il peignait devant le chevalet, ce qui compliquait sa pratique du portrait. Minutieux, souvent irascible, inquiet, il exige une extrême patience de ses modèles qui ne doivent ni parler, ni bouger au cours de séances prolongées et répétitives. Un certain nombre de ces portraits sont inachevés lorsque les modèles renoncent à revenir : l’écrivain et critique d’art Gustave Geffroy (1855-1926) ou Ambroise Vollard (1866-1939)… Vollard aurait posé 115 fois (de huit heures du matin jusqu’à onze heure trente) ; Cézanne s’irrite parfois : « Malheureux, vous dérangez la pose ! Je vous le dis, en vérité, il faut tenir comme une pomme. Est-ce que cela remue, une pomme ? »
Pour ces portraits, Cézanne regarde et peint ceux avec qui il se sent à l’aise et qui, par amour, par amitié, par respect, par loyauté, ou pour de l’argent, montrent une grande patience. Ce sont des amis très proches : Zola, Antony Valabrègue (poète et critique d’art), Antoine-Fortuné Marion (scientifique, plus tard directeur du Muséum d’histoire naturelle de Marseille), l’écrivain Paul Alexis, qu’on surnommait « l’ombre de Zola », Joachim Gasquet (poète, critique d’art qui célébrait le « sang provençal »), le peintre aixois Achille Emperaire (1829-1898) que Cézanne respectait et aidait, le peintre norvégien Alfred Hauge. Dans les années 1870, Cézanne peint Victor Chocquet ; il collectionne ses œuvres, c’est un ami intime et fidèle ; employé des douanes, sans grands moyens, toujours poli et modeste, il a adoré les travaux de Delacroix et de Courbet ; il a acheté des tableaux de Monet, de Pissarro, de Renoir ; il a possédé trente-cinq œuvres de Cézanne.
Cézanne a très souvent choisi sa famille : sa mère, sa sœur Marie, son père Louis-Auguste, son épouse Hortense, son fils Paul, son oncle Dominique Aubert… En 1866-1867, l’oncle Dominique est huissier ; il accepte d’être déguisé avec l’humour de la haute société aixoise ; il devient, dans les tableaux, un avocat, celui qui porte un turban ou un bonnet de coton ou une casquette, un moine dominicain… En 1866, le père de Cézanne trône sur un fauteuil ; banquier, homme d’affaires, il est détendu, en chaussons, coiffé d’une calotte ; il lit L’Événement. L’existence du peintre dépend alors des subsides de son père ; ce décor familial suggère une atmosphère plutôt bienveillante.
Vingt-cinq ou vingt-huit fois, Cézanne a représenté madame Cézanne sur toile et l’a très souvent dessinée. En 1869, il rencontre Hortense Fiquet (âgée de dix-neuf ans, relieuse de livres) ; ils se mettent en ménage l’année suivante ; en 1872, leur fils est baptisé ; pendant de longues années, la liaison est cachée au grand-père. Ils se marieront, peu avant sa mort, en 1886. Les proches appellent Hortense avec condescendance « la Boule » ; la famille du peintre la nomme « la reine Hortense » ; bien des historiens l’ont méprisée injustement. Malgré les séparations du couple, personne ne l’a remplacée.
En 1890, le peintre plaisante : « Ma femme n’aime que la Suisse et la limonade ». Leur fils Paul finit par devenir l’agent artistique de son père ; on le surnommait « le Boulet ». Son père l’adorait ; il lui écrivait des lettres d’affection et d’encouragements, sans s’aveugler sur ses multiples défauts ; en 1903, il écrit à son propos à un ami : « Mon fils, actuellement à Paris, un grand philosophe. Je ne veux pas dire par là que ce soit ni l’égal ni l’émule de Diderot, de Voltaire ou Rousseau […] il est assez ombrageux, un indifférent, mais bon garçon. Son intermédiaire aplanira pour moi la difficulté que j’ai de comprendre la vie ».
Lorsque Cézanne peint – fréquemment – Mme Cézanne, elle se dresse immobile, impassible, parfois fatiguée ou décidée. Elle ne sourit jamais. Tantôt elle semble percevoir le regardeur ; tantôt elle l’évite ; tantôt ses yeux sont divergents ; tantôt ce sont des fentes. Elle porte parfois sa robe rouge et Cézanne dit à Pissarro : « Il n’y a que moi qui sache faire un rouge. » Ou bien elle aime sa robe bleue. Ou encore Cézanne note une robe brodée et il remarque « la matière changeante, chatoyante ». Quand le peintre utilise un lavis bleu-vert, des touches enveloppent la tête et le cou de son épouse avec minutie et affection. Ou bien la tête est un ovale idéal. À tel moment, le portrait est hiératique, parfait, sculptural. Tantôt Mme Cézanne est distante, grave, majestueuse ; d’autres fois, elle semble tendre et le peintre dessine des courbes souples ; la touche est sensible… De même que Cézanne peint les multiples aspects de la montagne Sainte-Victoire, de même il découvre sans cesse les nouveaux angles du visage d’Hortense.
En 1895-1896, il donne à voir le bureau de Gustave Geffroy, critique d’art et romancier qui est emprisonné dans les centaines de livres dont les dos sont colorés, près d’une cheminée obscure. Il se séduisent l’un l’autre, puis se quittent avec brutalité. Plus tard, Cézanne écrit à Vollard : « Comment ce critique si distingué en est-il arrivé à une si complète castration de sentiments ? C’est un homme d’affaires. »
De façon générale, Cézanne est heureux de préférer les Provençaux sincères et de se méfier des Parisiens, des gandins, de la fausseté mondaine. Il représente les paysans, les ouvriers agricoles, les jardiniers, de solides domestiques, une vieille avec un chapelet, des enfants. Sans romantisme, sans caricature, sans valorisation, il respecte les humbles. Il trace les gestes des paysans probes, assis là ; ils fument tranquillement et méditent. Leurs vestes sont informes, couleur de terre, leurs pantalons sans pinces. Ces hommes et ces femmes auraient été forgés par le climat et la lumière, par l’antiquité romaine de la région. Comme la montagne Sainte-Victoire, leurs visages ont les couleurs de la terre vivante et rude ; ils sont proches des roches, de la flore, de la faune. Les habitants sont farouches, contestataires. Cézanne présente les épaules larges et tombantes de L’homme à la pipe (ou Le fumeur) qui appuie sa tête à son bras. Les joueurs de cartes (1891-1896) réfléchissent et racontent.
Surgissent divers autoportraits qui sont voisins ou bien très différents. Son moi se perd et se retrouve. Dans les années 1870, il emploie des touches larges ; Henri Focillon va préciser son travail : « Il agglomère les pâtes, qu’il brasse ou qu’il triture avec une fougue extraordinaire, il revient sur des épaisseurs pour nuancer le ton ; tantôt la touche est dans le sens de la forme ; tantôt c’est une longue balafre ; mais toujours elle charrie une matière sombre et abondante, sculptée d’énergiques clartés. » Ou bien, il semble apaisé. C’est le Portrait de l’artiste au chapeau à large bord (1879-1880), le Portrait de l’artiste au bonnet blanc (1881-1882), le Portrait de l’artiste au chapeau melon (1885-1886). Vers 1900, le peintre est coiffé d’un béret mou oblong ; il est pâle, affaibli, triste…
À la fin de sa vie, Cézanne confie : « La lecture du modèle (et sa réalisation) est quelquefois très lente à venir pour l’artiste. » En 1902, il note : « Je continue péniblement mes études de peinture ». En mai 1904, il précise : « Je procède très lentement, la nature s’offrant à moi très complexe. » Le 27 juin de la même année, il écrit à Vollard : « Je demeure sous le coup de la sensation et, malgré mon âge, vissé à la peinture. »