Paul et Camélia, un couple de psychanalystes, découvrent qu’ils avaient, à défaut d’autre chose, un patient en commun. Ce dernier se suicide et il devient envahissant. « Il a passé un an à nous souffler notre texte depuis les coulisses, maintenant il est sur scène et le prononce lui-même, et Paul et moi ne savons plus qui nous sommes, que dire, que penser », note Camélia. Voilà pour les trente premières pages de L’imitation de la vie, d’Antoine Mouton.
Antoine Mouton, L’imitation de la vie. Christian Bourgois, 172 p., 12 €
Commence alors un second récit, qu’on croit être de la bouche ou de la plume du patient. Pas du tout. Les personnages abondent, on ne retrouve pas ceux qu’on connaissait déjà et l’intrigue s’enrichit constamment de nouveaux arrivants, de nouveaux épisodes. De surcroît, le passé se mélange au présent.
Les personnages
Il est d’abord question d’Antoine, dont on apprend qu’il est « vestiaire », puisque, nous dit l’auteur qui s’appelle comme lui, le local, la fonction et celui qui l’occupe sont désignés par le même mot. Chaque soir, il « soulevait à bout de bras, en un temps réduit, une grande quantité de cintres auxquels pendaient des vêtements plus ou moins lourds. L’hiver […] son corps devenait plus svelte et rabougrissait au printemps, le lever des casques et des gabardines étant le seul sport qu’il pratiquait ». Antoine ressemble au copiste de Melville qui « préférait ne pas », il « se rend » régulièrement à son travail pendant quarante ans « comme on dit à l’adversaire lors d’un combat perdu d’avance : Je me rends ». Il occupe ce poste « moins par goût que par choix, ce genre de choix qu’on fait quand on cherche de toute urgence une réponse à une question qui nous paraît insurmontable ».
François, lui, a la particularité de voir le monde à travers les lunettes de sa fantaisie révoltée ou de sa folie qui est une sagesse supérieure. Il prétend que les rues de la ville rétrécissent à mesure que les immeubles prennent davantage de place : ils enflent.
Le narrateur du toujours deuxième récit, Rémi, mène une vie compliquée entre sa mère, qui le nomme Émir à cause de sa propension à intervertir les syllabes, le chien de sa mère, sa femme, Mélissa, qui le trompe et est propriétaire d’un poisson rouge. Lui n’a que les moustiques, qui l’aiment plus que de raison. Heureusement qu’il lui reste son ami François : « L’ami devenu débris fait un bon abri. »
Tous les deux sont hantés par le souvenir de Thierry, l’ami d’enfance dont ils n’ont pas su empêcher le suicide. Existe-t-il « des gestes qu’on ferait pour l’autre ? », se demande Rémi. En réalité, tous les quatre, Antoine, Rémi, François et Thierry, se ressemblent, on peut même les soupçonner de ne faire qu’un, si mal inscrits dans le présent qu’on leur propose, qu’ils n’ont qu’un seul désir : s’en échapper par tout moyen : « Tel était le monde : une somme d’hostilités. »
La satire
Par l’intermédiaire de ses personnages, Antoine Mouton épingle joyeusement les travers de la société qui l’entoure, comme les thérapies venues d’outre-Atlantique, « mélanges douteux entre catéchisme New Age et psychanalyse », qui consistent à privilégier le cri pour ses vertus cathartiques, à pratiquer « la méditation collective sur le thème de la seconde naissance » et à être « obnubilé par les légumes ».
Il s’en prend aussi au cinéma expérimental, allant jusqu’à refuser de le nommer car « toute définition pose problème », se moquant de ses personnages qui créent une salle d’art et d’essai, le Mekas Palace, dans une ville de province. Leur seul point commun est « la passion de la différence », exaltée par les dissensions : « Ce sont nos écarts qui nous accordent. » Regardent-ils les films qu’ils proposent au public ? Pas vraiment. Surtout quand il s’agit de voir dormir John Giorno pendant cinq heures dans Sleep, d’Andy Warhol.
En revanche, la définition que donne de son film, Lettre d’un cinéaste à sa fille, le Belge Eric Pauwels, emporte l’adhésion d’Antoine Mouton, au point qu’il paraît la faire sienne : « Un film qui en contient cent, qui s’engage dans la fiction avant de redevenir un documentaire, qui passe du quotidien au merveilleux et de l’élégie à la blague comme autant de sautes d’humeur, qui n’a pas d’unité, pas de centre, sinon le désir de créer une forme invraisemblable ».
Autre cible de l’auteur, le couple, la famille : « Tout le monde forme couple et fait des enfants qui n’ont qu’une obsession, s’accoupler à leur tour ». Les siens, de couples, naissent du hasard, tiennent sur un fil, se cassent, se rétablissent, les protagonistes masculins étant habités par un désir d’amour qui ne dit pas son nom tant il est impossible à comprendre et à vivre.
Les disparitions
Le véritable sujet du livre est le même que celui du roman précédent d’Antoine Mouton, Le metteur en scène polonais, que nous avions beaucoup aimé : la disparition, racontée sur un mode fantastique et humoristique. Les livres s’y s’effaçaient, ou simplement se modifiaient, changeaient de place, de contenu. Dans celui-ci, ce sont les êtres : « À vrai dire, les gens ne migraient pas, ils s’absentaient. » Un jour, quelqu’un disparaît, comme aspiré par un mur. Nous en sommes au milieu du roman. Les quatre derniers chapitres s’emploient non pas à éclaircir le phénomène mais à l’obscurcir. Pourtant, l’événement est simple : quand quelqu’un disparaît, il y a une pièce en plus dans son appartement. « L’absence est un abcès de sens », décrète François le visionnaire.
Un roman décentré
Nous voilà prévenus. Les personnages d’Antoine Mouton sont à la marge, les évènements sont troubles et anecdotiques. Ce qui compte, c’est par exemple la ponctuation. Quand François va mal il manque de virgules !
Pourquoi le titre Imitation de la vie ? Il semble que ce soit parce que les personnages ont le sentiment d’être sans cesse en dehors d’eux-mêmes, tournés vers le passé, envahis par des morts, ou occupés à des métiers, des passions, des réalisations auxquels ils ne croient pas : ils font semblant de vivre.
Un texte savoureux, sympathique, mais moins tendu, centré ou concentré que Le metteur en scène polonais. Trop éclaté, il nous égare et c’est dommage. Reste l’humour, grâce auquel on accède à la partie cachée du livre, à la pensée de son auteur, qui se sent mal avec lui-même, avec ceux qu’il côtoie : « Les morts font de nous des gens si seuls que nous nous entourons de fantômes sans croire à ceux qui nous habitent. »
Comment se comporter quand le réel manque d’ambition, qu’on s’y sent à l’étroit ? « Dieu, c’est comme une buche qui nous tombe dans les bras. On ne sait pas où la poser » ; « Se donner la mort, c’était déjà pris, et devenir fou aussi. »
Alors, faire preuve d’imagination ? Antoine Mouton n’en manque pas mais on l’aurait aimé au service d’un roman plus construit et plus fort ; la blague prend trop de place, elle finit par chasser l’inquiétude, pourtant fondamentale ici, par ôter au drame sa profondeur et le rendre anodin.