Voici un roman longtemps porté, dont des instants, des éclats, se glissaient dans les autres romans de Brigitte Giraud. L’auteur de J’apprends et d’Avoir un corps écrit l’histoire dont elle est sans doute issue, et qui commence à Sidi-Bel-Abbès en 1960 : Un loup pour l’homme.
Brigitte Giraud, Un loup pour l’homme. Flammarion, 260 p., 19 €
Antoine vient d’être appelé à servir en Algérie. Il doit quitter Lila, sa jeune épouse, enceinte. Ils ne sont pas sûrs de vouloir garder l’enfant. Elle supporte mal de vivre sans « son mari confisqué ». En 1960, on va à Genève, on paie cher, et tout s’arrange. Lila renonce. Antoine ne veut pas combattre. Il sera infirmier. Les mois passent, les saisons, Antoine remplit des missions, découvre la réalité de cette entreprise de « pacification » qui mutile et détruit et qu’on appelle une guerre, même si le gouvernement de l’époque préfère l’euphémisme « d’événements d’Algérie ». Bientôt, Lila le rejoint et ils vivent ensemble en ville. Elle accouchera dans l’hôpital civil de Sidi-Bel-Abbès et ne quittera le pays que lorsque le danger deviendra trop important pour elle, pour l’enfant.
Œuvrer comme infirmier, revient à être « sauveur et fossoyeur ». Antoine comprend pourquoi l’instructeur a employé les deux noms pour désigner son activité : parfois c’est vacciner une population misérable, pour partie vouée à une mort terrible. D’autres fois, c’est enterrer un légionnaire désespéré qui a choisi de procéder à la « chandelle ». Et puis il y a les blessés, les amputés, les défigurés, les pauvres gars devenus fous. Ils hantent l’hôpital de Sidi-Bel-Abbès dans lequel le jeune héros passera les saisons. Parmi ses nombreux patients, Oscar, qui a perdu ses jambes et qui ne parle jamais, est sans doute la plus forte présence. Un piège à loup a enfermé l’une de ses chevilles et l’on verra que ce piège n’était pas le pire danger qu’il affrontait. On a confié ce blessé à Antoine : il faut qu’il marche, puis qu’il parle. Quand il racontera, tout espoir disparaitra.
Alors, si l’homme est un loup pour l’homme, c’est aussi qu’on ignore qui est le loup. L’un des grands mérites de ce roman, un parmi d’autres, est que le loup est partout, sa présence est obsédante, au point de rendre impossible la vie d’Oscar rendu à la vie civile. Aucun de ceux qui servent en Algérie ne revient sans craindre ce loup. Et on pourrait en dire autant pour celles et surtout ceux qui vivent cette guerre de l’autre côté. Les corvées de bois, les supplices cruels, les exécutions sommaires, les hélicoptères jetant des cadavres dans la mer (procédé transmis aux tortionnaires argentins dans leur guerre sale contre les « subversifs » sous le régime Videla) tout cela, c’est aussi la guerre. Et les attentats contre les civils, les fermes expérimentales qui faisaient la fierté de ceux qui les avaient créées détruites, c’est aussi cette guerre. Ce roman entrelace les morts, les unit, montre ce qui les rassemble dans une même horreur, écrite avec toute la distance que peut donner un présent. Brigitte Giraud est une écrivaine des verbes. Il semble que rien ni personne ne s’arrête jamais. Les temps morts, les moments d’ennui, de réclusion dans le silence et l’attente, ne laissent pas en paix. Seule, peut-être, une virée à Oran et une baignade dans cette mer si apaisante semble arrêter le temps. Mais la trêve est brève.
Les dialogues sont rares, exceptionnels et ce n’est pas le fruit du hasard. Brigitte Giraud écrit une langue souvent poétique, n’hésitant pas à glisser un alexandrin ici, une allitération là, mais elle ne pense pas en termes de « scénario », de personnages. Antoine, Lila, Martin et les autres, ce sont des individus et c’est une génération que l’on peut dire sacrifiée. Ils incarnent un moment tragique de notre histoire et user du discours direct, mettre des répliques dans leur bouche, ce serait en faire des sortes de pantins, qu’ils ne sont jamais.
Et ce parce que l’autre caractéristique de cette écriture, que l’on trouve de texte en texte, c’est la présence du corps. Dès les premières pages, Antoine vit dans sa peau, dans ses organes et sa bouche cette aventure loin du froid de la région lyonnaise : le sable s’immisce partout, envahit tout ce qui l’entoure, suscite le malaise. Le ciel lui-même paraît empêtré, figé : « Tout ce bleu sourd et figé ne dit rien jamais du temps qui passe. Il happe et enferme dans un seul et même jour, sans cesse recommencé. Quelque chose couve, mais ce n’est peut-être que la sensation de la chaleur qui oppresse la cage thoracique, empêchant l’air de circuler et de chasser les mauvaises pensées. »
L’enlisement ne s’interrompt jamais ; des hommes dérivent, s’effondrent, à l’instar de Tanguy, le chef qui devient alcoolique, ne sait plus donner de consignes à ses hommes, perd pied, tandis que le FLN, puis l’OAS font régner la terreur, rendent tout absurde, incompréhensible. Aux derniers jours, quand vient le moment de monter sur le bateau qui ramène en France, Antoine ne sait plus trop qui il est. Mais il a Lila, il a Lucie, et des années devant lui pour reconstruire quelque chose.