Préhistoire du futur écologique

Dans cette enquête magistrale, Serge Audier entend desserrer l’étau dans lequel l’écologie s’est trouvée prise, entre son appropriation alternativement par les penseurs conservateurs et par le gauchisme utopiste, en proposant de revenir aux sources historiques d’un socialisme solidariste respectueux à la fois de la nature et de l’humain.


Serge Audier, La société écologique et ses ennemis : Pour une histoire alternative de l’émancipation. La Découverte, 741 p., 27 €


Si le terme « écologie » (Oekologie) vit le jour sous la plume du darwinien Ernst Haeckel en 1866, la première manifestation d’anti-écologisme fut peut-être celle de Voltaire dans sa célèbre lettre à Rousseau de 1755 : « Il prend envie de marcher à quatre pattes, quand on lit votre ouvrage ». Mais une chose est la théorie, que visait Haeckel, des relations de l’organisme avec le milieu, autre chose est la revendication écologique au sens politique, telle qu’elle émergea dans les années 1970 (en France sous l’impulsion notamment de René Dumont).

Le livre de Serge Audier n’est pas une histoire de l’écologie dans ses divers sens. Son objectif est à la fois plus limité et plus original. Il vise à faire l’histoire des relations entre la pensée socialiste ou présocialiste et les problèmes de l’environnement. Il laisse donc de côté la généalogie de l’écologie réactionnaire dans une lignée qui comprend aussi bien les penseurs nazis comme Heidegger que les idéologues de la Nouvelle Droite ou des penseurs de la deep ecology. Mais il vise aussi, dans l’archéologie qu’il propose de ce qu’on peut bien appeler un socialisme écologiste, à répondre aux critiques « humanistes » d’auteurs comme Marcel Gauchet (1990) dont il rappelle le mot : « Sous l’amour de la nature, la haine des hommes ». Gauchet (comme Luc Ferry dans Le nouvel ordre écologique en 1992) renvoyait dos à dos l’écologisme gauchiste et l’écologie réactionnaire dans leur haine commune de la raison des Lumières, de la technique et de l’humanité. Il ajoutait : « La nature c’est bien mais c’est un peu court ». Audier rejette ce type de jugement sur l’écologie, qu’on formula souvent aussi bien du côté libéral que du côté socialiste, pour montrer qu’il y a eu, principalement à partir du XIXe siècle, tout un ensemble de courants associant l’écologie à un socialisme souvent utopique, mais aussi souvent responsable. De même que Popper entendait dans La société ouverte et ses ennemis (1945) s’opposer à Marx et à Platon au nom de la démocratie libérale, de même Audier veut montrer que l’écologie a les moyens de dépasser l’opposition caricaturale entre le biologisme raciste et naturaliste d’un côté et l’humanisme productiviste (communiste ou capitaliste) de l’autre.

Dans sa généalogie intellectuelle inédite, Audier commence avec les critiques du capitalisme industriel qu’on trouve en France chez Fourier, Proudhon, Leroux et George Sand, qui dénoncent la déforestation et la mutilation de la nature et appellent à développer une agriculture socialement harmonieuse. Évidemment, on hésite quand on se souvient des calembredaines fourieresques (on se rappelle qu’il conseillait aux enfants de s’occuper des ordures car ils adorent faire des patouilles). Mais, bien plus qu’aux sources rousseauistes et romantiques, la critique écologiste de la société puise à deux sources, toutes deux américaines : le transcendantalisme d’Emerson [1], qui s’inspire de la critique de la société industrielle par Carlyle, et le scientisme écologiste (bien que le terme n’apparaisse qu’à la fin du siècle avec Haeckel) de George Perkins Marsh, auteur d’un livre pionnier, L’homme et la nature : La géographie physique modifiée par l’action (1864). Au premier courant se rattache l’auteur de Walden, David Herbert Thoreau, héros de la beat generation et aujourd’hui des indignés et apôtres de la désobéissance civile, et d’artistes comme George Carlin, qui fit des portraits des Indiens d’Amérique ou le journaliste John Muir, qui inspira la naissance des parcs nationaux. Au second courant se rattachent les critiques sociales de l’économiste Henry George, auteur de Progrès et pauvreté (1879), de William Morris, auteur de News from Nowhere (1890) et surtout les analyses d’Alfred Russell Wallace, le naturaliste socialiste ami de Darwin. Leurs livres eurent une profonde influence sur l’une des figures les plus importantes de la préhistoire de l’écologisme, le géographe libertaire et républicain Élisée Reclus, auteur de L’homme et la terre (1905), auquel Audier consacre de longues analyses.

Serge Audier, La société écologique et ses ennemis, pour une histoire alternative de l’émancipation, La Découverte

Serge Audier

C’est à toute une réécriture de l’histoire du socialisme utopique sous l’angle de la pré-écologie que se livre Audier. Il revisite ainsi Michelet, Blanqui, Raspail, Louise Michel, et toute une lignée de penseurs anarchistes ou utopistes pour la plupart oubliés, qui dénoncent tous les méfaits du capitalisme sur la nature, le massacre des animaux, l’urbanisation. Tous ne sont pas mus par des idéaux socialistes réformistes : certains, comme Morris et Ruskin, ont des objectifs esthétiques (le capitalisme industriel est laid), d’autres proposent un « socialisme jardinier » (on pense à Épicure) et demandent qu’on renonce à l’urbanisation forcée. Tous proposent d’autres formes d’organisation du travail, et en particulier l’émancipation des femmes. C’est là, montre Audier, que ces thèmes socialistes utopistes rejoignent deux courants centraux pour la pensée socialiste libérale : l’utilitarisme et le solidarisme. Les pages qu’il consacre à l’éco-féminisme de Stuart Mill,  à la revendication des droits des animaux par Benoît Malon, aux relations entre l’anarchisme de Kropotkine et le solidarisme de Léon Bourgeois et d’Henri Marion sont parmi les plus intéressantes de son livre. Audier n’oublie pas les analyses et les étapes plus connues de cette histoire : celles de Marx sur la journée de travail, le Droit à la paresse de Lafargue, les dénonciations de Dickens, le contexte darwinien, l’eugénisme de Galton,  et il n’oublie pas que l’écologie est « aussi » réactionnaire, et que tout un pan de son histoire charrie des thèmes racistes et biologisants, que la terre qui « ne ment pas » est célébrée par les nazis comme par le pétainisme, et bien au-delà dans divers courants contemporains. Il montre de manière convaincante, contre la tradition socialiste qui méprise l’écologie, que celle-ci fut prise au sérieux par des penseurs qui n’étaient pas tous de doux rêveurs.

Ce livre est un modèle d’histoire des idées, genre difficile, même si des notions comme celle de « sensibilité écologiste », qu’il emploie au sujet de nombre d’auteurs très distincts, sont un peu vagues. On regrettera seulement que l’éditeur n’ait pas jugé bon d’adjoindre à ce livre si savant l’outil indispensable que serait un index. Audier réussit incontestablement, grâce à son érudition et à sa connaissance sans faille de la tradition de ce que l’on appelle le socialisme libéral et républicaniste, auxquels il a consacré la plupart de ses livres antérieurs, à montrer qu’au-delà de l’opposition entre une pensée humaniste et antinaturaliste et une pensée « anti-Lumières » qui produira la part la plus sombre de l’écologie (qui s’alliera à diverses formes d’irrationalisme vitalistes qu’avait en son temps dénoncées Benda, et que l’on retrouve aujourd’hui sous les hymnes à Gaia et l’animalisme militant), il y a place pour une autre forme d’écologie politique que celle qui a trouvé en France une expression politique aussi confuse et aussi ratée en termes électoraux (qui nous rappellera le score de la sympathique Eva Joly en 2012 et le naufrage de ses successeurs ?).

Le projet philosophique d’Audier est socialiste, mais ce n’est ni celui d’un néo-hégelien comme Axel Honneth (Audier rappelle d’ailleurs des pages peu reluisantes de Hegel sur la destruction des sociétés inférieures), ni celui d’une invocation du « principe responsabilité » à la Hans Jonas, ni une forme de néo-utopisme comme celui qu’incarna jadis Ernst Bloch. C’est celui du solidarisme républicain d’un Léon Bourgeois dont il trace la généalogie dans tous ses livres. Il s’agit de penser le maintien et le partage de « biens publics mondiaux ». Avec des auteurs comme Alfred Fouillée, Charles Gide et Célestin Bouglé, Léon Bourgeois met en avant la solidarité entre générations. On est très loin avec ces auteurs de l’holisme des romantiques et des utopistes, mais on n’est jamais loin de leur inspiration.

Les contours de ce socialisme inspiré par la « raison écologique » restent cependant encore flous. On voit bien les thèmes avancés par nombre de ces auteurs de la préhistoire de l’écologie, comme le « décentrement » des préoccupations sociales et les projets de socialisme « alternatif ». Mais en quoi a-t-on affaire à une « raison » si celle-ci doit prendre modèle sur les envolées lyriques et émancipatrices d’un Emerson, d’un Thoreau ou d’un Michelet, ou sur des penseurs anarchistes fort sympathiques mais dont il faut bien dire qu’ils sont « un peu courts » ? Si l’écologisme républicain est une doctrine philosophique, et non pas, comme la plupart des versions de l’écologie politique, une idéologie,  il ne peut pas être un simple naturalisme, comme il l’est dans nombre de ses versions biologisantes et dans les revendications des droits des animaux, question sur laquelle j’avoue pencher du côté des kantiens. Mais il ne peut pas non plus être un kantisme pur et dur, qui fermerait la porte à toute réflexion sur le statut de la nature.

Serge Audier, La société écologique et ses ennemis, pour une histoire alternative de l’émancipation, La Découverte

À mon sens – et c’est peut-être aussi la voie qu’indique Audier –, ce devrait être une forme d’utilitarisme fondé sur une réflexion scientifique, refusant tout romantisme animaliste. Quant à cette voie plus libérale, Audier montre que les penseurs du XIXe siècle n’étaient pas à court de ressources. Il a des pages excellentes sur des économistes philosophes comme Cournot et Jevons, qui ont vraiment essayé de penser la question des équilibres naturels, ainsi que sur les étonnantes réflexions de Rudolf Clausius sur l’entropie, qui appliquent au monde social les concepts de la physique. Quant au premier, l’écologie socialiste fera mieux de ne pas s’inspirer de l’utilitarisme benthamien, celui qui donne un statut moral à tout être capable de plaisir et de souffrance, mais plutôt de l’utilitarisme millien, plus attentif à la diversité des types de bonheur. Car en ces questions de ressources naturelles, comment ne pas être utilitariste ? C’est the only game in town.  Cet aspect n’est pas oublié dans le livre, mais il pourrait être prolongé, aussi bien du côté des darwiniens (on s’étonne ici de l’absence de Samuel Butler dont le Erewhon, qui imagine un monde dominé par les machines, a peut-être inspiré William Morris) que des économistes (comme Edgeworth, l’auteur de Mathematical Psychics). Dans des pages éclairantes qui semblent indiquer cette direction, Audier discute les analyses de Mill qui vont bien au-delà du simple constat des dégâts du progrès technique. Mill est, avec Cournot, le plus profond penseur des relations entre nature et histoire du XIXe siècle. Il s’interroge sur la gestion des ressources naturelles et sur ce que Garrett Hardin appellera la « tragédie des communs » où tout le monde ne peut avoir accès à des ressources devenues rares. Il propose un état « stationnaire » pour éviter que l’accroissement de la population produise des maux pires que ceux qu’on connaît présentement. L’inspiration peut certes faire penser à celle, peu amène, de Malthus, mais c’est plutôt celle d’une éthique des populations telle qu’elle sera développée par Henry Sidgwick, qui disait dans The Methods of Ethics (1874) : « Si nous tenions l’utilitarisme comme prescrivant, comme fin ultime des actions, le Bonheur d’ensemble, et non pas celui d’un seul individu, tant qu’on ne considère pas ce dernier comme élément d’un tout, il s’ensuivrait que, si la population additionnelle atteignait un Bonheur positif dans son ensemble, nous devrions peser la quantité de Bonheur obtenu par le nombre supplémentaire par la quantité perdue par le reste de la population. »

Voilà toute l’origine du fameux « paradoxe de la population » de Derek Parfit dans Reasons and Persons (1984) : « Pour toute population d’au moins dix milliards de gens, tous jouissant d’une haute qualité de vie, il doit exister une population plus grande dont l’existence serait globalement meilleure, alors même que ses membres auraient une vie misérable » [2]. Or nous y sommes : pas besoin d’utopie romantique ni de socialisme libéral. Les auteurs étudiés par Audier ne connaissaient pas encore l’étendue du réchauffement climatique. Il y a le feu au lac : à l’heure où j’écris ce compte rendu, je suis environné d’incendies, sans savoir encore si je ne vais pas devoir évacuer ma maison dans l’heure. À Rome, il n’y a plus d’eau au robinet que la moitié de la journée. L’Afrique est mal partie, mais nous autres en Europe ne sommes pas mieux lotis à très court terme. L’écologie politique n’est plus un choix, depuis que nous savons que nous grillerons tous comme des sauterelles dans notre bocal. Il est même déjà trop tard.


  1. Je me permets de renvoyer à ma recension de Société et solitude, La Quinzaine littéraire n° 1025.
  2. Une éthique du changement climatique est une éthique des populations. Elle ne requiert pas des envolées lyriques sociales, mais des mesures précises, et elle doit se fonder sur l’économie. Voir l’œuvre de John Broome.

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