Katharina Winkler vient du monde du théâtre. Elle signe ici son premier roman, un hommage aux femmes qui décrit les violences que nombre d’entre elles subissent quotidiennement, sans susciter beaucoup plus qu’une réprobation réelle, mais sans lendemains.
Katharina Winkler, Les bijoux bleus. Trad. de l’allemand (Autriche) par Pierrick Steunou. Jacqueline Chambon, 248 p., 21 €
Son récit repose sur une histoire vraie, celle d’une jeune Turque rencontrée dans le cabinet de son père médecin, et qu’elle a par la suite longuement interviewée. S’il nous touche et force notre admiration, c’est surtout par le style de son autrice, Katharina Winkler, par sa manière inédite de fondre dans le creuset de la création littéraire le plus vil plomb qu’on puisse imaginer pour en faire de l’or :
« Je regarde dans le miroir et je ne me trouve pas. J’ai disparu dans un mélange de polyester et de nylon.
Je suis une tache aveugle.
Pendant des heures je reste assise sur le lit, comme il se doit quand on est une tache aveugle.
Je reste immobile jusqu’à ce que le noir de la nuit pénètre dans la pièce.
Quand Yunus rentre, il est ivre. Il m’arrache les fils d’araignée du corps et me jette sur le lit. »
Si le sujet est dur (le témoignage est celui d’une jeune épouse battue dans un village de Turquie), une étonnante délicatesse pare la violence et la crudité des faits relatés d’un halo poétique qui fait du roman, distribué en une série de tableaux où s’esquisse la vie de l’héroïne, une sorte d’épopée douloureuse, un chemin de souffrance qui laisse la femme meurtrie, mais triomphante. Par flashs successifs entrent en scène la famille, le mari, la belle-mère, autant de brutes qui humilient, enferment, frappent et violentent celle qui pourtant ne désespère jamais de la vie, et finit par obtenir la liberté qu’elle revendique, et du même coup offre un avenir à ses enfants.
Les « bijoux bleus » annoncés dans le titre ne sont qu’un euphémisme, effrayant. Car il s’agit des coups qui marquent la peau des femmes et qui sont, paradoxalement, arborés comme des parures, comme autant de preuves qu’un mari veille et qu’on existe. Une féminité martyrisée, mais reconnue : rien de pire qu’une épouse délaissée ! La jeune Filiz est prête à accepter cette fatalité, tout en rêvant de connaître avec son époux Yunus un autre monde à portée d’avion, un paradis qui offre travail et argent et où les femmes troquent le voile contre un jean… Le regard de Katharina Winkler sur son héroïne est à la fois perspicace et sans concessions : elle voit la complexité des rapports qui s’établissent entre la femme mariée et celui qui devient vite son bourreau, incapable de se dégager d’une tradition qui donne à l’homme la supériorité absolue sur la femme, considérée comme sa propriété.
Le roman, parce qu’il repose sur ce témoignage particulier d’une femme kurde, nous dirige, on le devine tout de suite, vers un terrain miné : une lecture superficielle ou (mal) orientée pourrait y voir la simple dénonciation d’une culture barbare et rétrograde, qui serait l’apanage de certains peuples ou groupes humains – en l’occurrence des Kurdes vivant dans un village reculé de Turquie où la soumission de la femme semble encore aller de soi. Mais il faut se garder de toute interprétation hâtive : l’histoire de Filiz et de Yunus est un exemple, extrême sans doute, emprunté à une structure familiale patriarcale et machiste, mais elle braque le projecteur sur une brutalité sociale qui déborde ce cadre et concerne tous les horizons : il est malheureusement certain que les violences faites aux femmes, loin d’être exceptionnelles, se rencontrent en tous lieux et dans tous les milieux.
L’auteure ne pouvait évidemment ignorer le risque d’une interprétation tendancieuse. Consciente que le sens du roman pourrait être aisément détourné, elle a profité des diverses rencontres, interviews, commentaires ou blogs qui ont suivi la parution du livre en Allemagne pour le mettre en perspective et en rappeler la cible. Le jury de la fondation Mara Cassens, qui a décerné aux Bijoux bleus son prix pour un premier roman, a de son côté motivé son choix en ces termes : « Le fait qu’il y ait des hommes qui se croient autorisés à asservir les femmes à leur pouvoir est malheureusement un problème international et interculturel. Katharina Winkler n’a pas écrit un roman contre l’homme, la Turquie ou l’Islam, mais pour la femme. Le roman est un solide plaidoyer en faveur des plus faibles et des opprimés [1] ».
Le récit, raconté à la première personne du point de vue de Filiz, suit pas à pas les étapes de son calvaire. Les scènes relatant les coups et les humiliations s’enchaînent, jusqu’à ce qu’elle échappe enfin à son sort injuste. Pour cela, il lui faut s’affranchir peu à peu des modèles qui lui sont proposés, jusque par sa propre mère qui, elle-même battue par son gendre, ne sait que conseiller à sa fille de redoubler d’attention envers son mari ! Yunus, lui, a la part belle et s’autorise à châtier femme et enfants dès qu’il estime qu’ils ont commis une faute. Un simple soupçon est prétexte à cogner – avec le soutien inconditionnel de sa mère, en qui Filiz voit une araignée malfaisante qui la ligote dans sa toile. Une palette d’agressions violentes et sadiques, allant du viol conjugal aux limites du meurtre, brise le corps de Filiz au point de l’envoyer à l’hôpital. Mais le même Yunus est capable de passer auprès des autres pour un époux attentionné, les bras chargés de fleurs et de menus cadeaux.
Et pourtant, tout se présentait au mieux pour Filiz et Yunus, malgré quelques détails inquiétants. N’avait-elle pas accepté de se faire enlever, dans la plus pure tradition romanesque, pour forcer la main d’un père réticent ? Comme dans un conte, elle était subjuguée par ses yeux verts, « couleur du ruisseau », alors qu’il avait immédiatement remarqué celle qui n’était encore qu’une enfant. Sans doute aurait-elle dû se méfier des termes un peu rudes de sa déclaration : « Tu m’appartiens. » C’était une évidence, ses mots n’appelaient pas de réponse.
Des projets d’une vie différente, le couple en avait aussi, nourrissant l’espoir de jours meilleurs : rejoindre un oncle en Europe, travailler et gagner de l’argent – le but de tous les exilés et migrants, et depuis fort longtemps. C’était pour Filiz la promesse d’un grand changement, le rêve d’un paradis où les femmes habillées à l’occidentale jouissent des mêmes libertés que les hommes. « L’Autriche et l’Allemagne sont des pays où on vit comme à la télé, sans pauvreté ni maladies, et les supermarchés sont pleins à ras bord de choses délicieuses qui viennent du monde entier. L’Autriche est comme l’Allemagne, et l’Allemagne est comme l’Amérique. C’est là que le soleil se lève. » La désillusion n’en est que plus forte quand Yunus n’accorde qu’à lui seul le droit de vivre autrement, et ne change en rien ses autres habitudes.
Si la possibilité d’un nouveau départ s’offre à Filiz à la fin du roman, c’est sans doute grâce à quelques aides particulièrement bienvenues au terme du martyre qu’elle a enduré, mais c’est d’abord parce qu’elle est forte, parce qu’elle a toujours su garder intact au fond d’elle-même son désir de liberté. Jusqu’à ce qu’un « non » irrévocable à l’adresse de son mari la lui offre enfin, quoi qu’il lui en coûte. Mais, en contrechamp, pourquoi ne pas voir aussi dans Les bijoux bleus un appel aux hommes à ne pas se comporter comme Yunus, le second personnage principal devenant un modèle à ne pas suivre ? Le roman en tout cas nous touche, par la simplicité et l’élégance de son style, par la rude beauté de ses images qui, en définitive, valent mieux qu’un long plaidoyer.