Se serait-il agi, pour l’auteur, Lutz Bassmann, un des hétéronymes d’Antoine Volodine, lui-même pseudonyme d’un écrivain caché, d’obéir à l’injonction comminatoire jadis proférée par Samuel Beckett : « Imagination morte, imaginez » ? J’aime à le croire. Qu’on en juge ! Trois morts, une femme et deux hommes, parcourent ensemble un souterrain, sorte de tombe herpétiforme sans commencement ni fin.
Lutz Bassmann, Black Village. Narrats. Verdier, 204 p., 16 €
Ces trois morts n’ont, pour les éclairer petitement au long d’une progression qui n’est en rien un progrès, difficultueuse et vaine, que le maigre lumignon constitué par les os de la main de l’un d’eux, qui se consume lentement après avoir été arrosée de poudres phlogistiques étranges conservées dans l’au-delà par celui qui sert au trio de guide.
Que faire dans les ténèbres quand tout espoir d’en sortir est interdit ? Songer, comme le lapin de La Fontaine en son gîte ? Certes, mais le personnage perpétuellement inquiet qui sert de double littéraire au plus grand poète du XVIIe siècle est dans une position tragique sans issue, car il est seul, alors que les héros misérables du livre, semblables en cela à Lidenbrock, Axel et Hans dans Voyage au centre de la terre de Jules Verne, sont trois. Ils peuvent donc s’appuyer, au moral comme au physique, l’un sur l’autre, et surtout se parler, se raconter des histoires, entretenir entre eux, à la lueur médiocre jaillie de doigts flagrants (est-ce la main de l’écrivain qui brille ainsi ?), la flamme de ce qui fut peut-être une amitié.
Quelles histoires ? Eh bien, ces narrats dont l’auteur, sous ses différents avatars, s’est fait une spécialité : sombres anecdotes issues d’un passé ténébreux où trois Larves rampantes furent agents secrets, exécuteurs de basses œuvres ou idéalistes exaltés, ou encore prisonniers de goulags tentaculaires à coloration nazie ou bien stalinienne, khmère rouge, rwandaise, on a l’embarras du choix.
Mais flottent aussi, dans les cavernes empestées de ces remembrances, les fantômes dépenaillés de tel ou tel thème de science-fiction, créatures improbables, figures chamaniques obscures, aliens venimeux, araignée de Tolkien, tout un bestiaire d’oiseaux charognards, où se distinguent les sympathiques urubus, éboueurs zélés de la Guyane, tout un pandémonium d’animaux des bas-fonds, si caricaturalement horrifiques parfois que les conteurs, qui se les remémorent (ou les inventent), en rient presque à l’occasion, un humour très particulier, fantaisiste et narquois, imprégnant souvent ces pages noires.
Toujours cependant, sous l’énormité, voire la cocasserie des situations, et même si l’auteur, jouant en virtuose du triple registre narratif dont il s’est doté, sait moduler son texte du pathétique discret où semble percer l’autobiographie (« Avec Yoïsha », narrat 19) au fantastique pur (la belle séquence des deux trains courant sur des voies parallèles dans la nuit ,« Clara Schiff 2 », 30e narrat), en passant par le quasi comique (« Grondin », 28e narrat), le fond de l’air de cette aventure plus collective qu’individuelle a quelque chose d’oppressant, une puissance hypnotique d’une qualité singulière, toute tissée de malheur.
C’est que le caractère de violence répétitive des faits et des gestes, tout n’étant ici que sursauts contre la servitude, qui, dans leur brutalité récurrente, ne peuvent aboutir qu’à l’échec et à plus de servitude encore, tout en s’inscrivant, missions impossibles, liquidations sans commanditaires repérables, « actions » lugubres et insensées, que sur le fond d’un monde déjà détruit, avili, définitivement enfoncé dans la sanie et la mort, les odeurs répugnantes et la putréfaction, ce caractère finalement dérisoire de la violence infligée et subie, qui ne parvient qu’à renforcer le marasme et le désordre ambiants, ne donne jamais cette impression de gratuité dissuasive, irritante, de certains textes signés Volodine.
Qu’est-ce qui rend ici si plausible, en dépit d’éléments factuels relevant évidemment de la pyrotechnie inhérente, par exemple, aux accessoires de science-fiction parsemant le livre, le ton de récits où l’on repère la solidité du réel sous les furieuses poussées de l’imaginaire ? Rien d’autre d’abord que l’accent d’authenticité de ces morts prolixes aux prises avec un passé douloureusement présent, que leur condition sinistre noircit sans doute, mais qui repose néanmoins sur l’expérience, les expériences et expérimentations des guerres et des camps dont l’horrible XXe siècle s’est complu à dresser comme un inventaire. Exhaustif, celui-ci ? Le lecteur de ce livre testamentaire qui pourrait bien être prémonitoire (les prodromes riants du XXIe siècle ne paraissant pas risquer d’augurer trop de déceptions à venir en matière d’ignominies) manquerait d’une imagination basique « des noirs vols du blasphème épars dans le futur », s’il se hasardait à l’une ou l’autre prédiction.
D’abord donc le souvenir à vif d’autrefois visqueux et innommables, précurseurs possibles de lendemains qui puent. Mais ensuite et surtout le dispositif original et efficace d’un livre qui transforme les narrats en interruptats. Volodine, parfois, se laisse aller à l’excès narratif, son récit s’emballe, une saoulerie hollywoodienne risque d’empâter sa prose et de désamorcer ses mines. De toute façon excellent conteur, il bute alors sur la pente qui mène au plaisir sans mélange du lecteur.
Lutz Bassmann, par ailleurs étonnant inventeur de noms à consonance vaguement slave, turcomane ou mongole, contourne avec une rare élégance cet obstacle et parvient à échapper à toute dérive journalistique ou d’as du mélodrame en transposant au domaine de la prose le plus difficile des arts cinématographiques, celui du cut, qui seul fait que Mizoguchi n’est pas Imamura, et Hitchcock pas Tarantino.
Chacun des 35 narrats construisant un pan de la lumière noire qui accable Black Village (le village planétaire de Mac Luhan), cette métaphore hideuse de notre monde, s’interrompt juste à temps, au milieu d’une phrase, coupant avec une brusquerie à la Flaubert (ou à la Stevenson) une histoire « palpitante » que sa prolongation aurait peut-être changée en logorrhée. Il frustre son lecteur ? Non pas ! L’interruptat casse le ronronnement de la fiction et libère tes méninges, ô lecteur « hypocrite », et par là « frère » de l’auteur.
« Imagination morte, imaginez ». Cet aphorisme, ce garde-fou de sauvegarde, qui marque la limite au-delà de laquelle le texte, étant déjà allé « trop loin », ne saurait aller plus loin encore sans complaisance à l’égard de lui-même, crois bien, lecteur, qu’en t’intimant l’ordre de poursuivre toi-même (ou non) le cours du livre dans ta jacasserie intérieure, Beckett l’a d’abord écrit pour toi.