Richard Wagamese, fer de lance de la littérature amérindienne canadienne, est mort il y a quelques mois à l’âge de 61 ans. Il laisse derrière lui des poèmes et des romans ; après Les Étoiles s’éteignent à l’aube, les éditions Zoé publient Jeu blanc, qui a valu à son auteur une large reconnaissance au Canada. L’histoire d’un homme qui puise sa force à la fois dans sa singularité et dans son appartenance à un peuple et une histoire.
Richard Wagamese, Jeu blanc. Trad. de l’anglais (Canada) par Christine Raguet, Zoé, 254 p., 20,90 €
Saul Indian Horse est un Ojibwé. Jusqu’à l’âge de huit ans, il vit selon les traditions de son peuple, entre rivières, montagnes et forêts. Ensuite il se retrouve dans un pensionnat, le St Jerome’s Indian Residential School. Saul est une exception, toujours à la croisée des mondes : à l’école, ses camarades l’appellent « Zhaunagush » (homme blanc en langue ojibwé) parce qu’il sait lire et écrire l’anglais, contrairement à beaucoup de petits Ojibwés. Dans les équipes de hockey, il détone initialement par son jeune âge et son physique de gringalet. Quand il rejoint une équipe nationale, on voit essentiellement en lui un « Peau-Rouge » parmi les Blancs.
Saul s’appelle « Indian Horse » comme tous les hommes de sa famille depuis plusieurs générations. C’est le titre original du roman, ce qui laisse à penser que la symbolique de ce nom ne doit pas être sous-estimée. Le cheval venu d’Europe et l’Indien natif du continent américain ont paradoxalement bien des points communs : pour les colons blancs, tantôt ils alimentent le fantasme d’une vie au grand air dans les étendues sauvages, tantôt ils servent de bêtes de somme ou de bêtes de foire. Pour les peuples autochtones, le cheval est le messager du changement, le signe d’une modernité à apprivoiser. « Quand les Zhaunagush vinrent, ils amenèrent le cheval avec eux. Notre peuple vit le Cheval comme un Être spécial. Il chercha à apprendre son pouvoir sacré. Monter ces êtres-esprits, pourchasser le vent avec eux, devinrent des signes d’honneur. Mais les Zhaunagush ne virent rien d’autre que du vol dans ce que nous avions fait, que l’attitude d’un peuple inférieur, alors ils nous appelèrent voleurs de chevaux. »
Saul n’a pas une enfance idyllique : quand son frère, arraché aux siens pour être éduqué à l’occidentale dans une école dont il finit par s’échapper, succombe à la tuberculose, la famille ne parvient même pas à s’accorder sur le rite selon lequel il doit être inhumé. Il perçoit les risques de l’isolement et survit de justesse aux rigueurs de l’hiver canadien. Au pensionnat, il n’est pas le plus mal loti mais perçoit le désespoir des enfants et adolescents minés par la perte d’identité et les mauvais traitements. Et si, parmi tous ces infortunés, il en était un qui passe au travers de tous les fléaux, au point de pouvoir aider les « premières nations » à retrouver leur fierté dans un monde dominé par les Blancs, comme celui du hockey professionnel ? Saul se construit presque malgré lui sur cette fable, emportant le lecteur dans un récit dont la magie opère même si l’on ne connaît rien au hockey sur glace (« jeu blanc », jeu de Blancs ?), dans une course d’obstacles grisante mais de moins en moins contrôlable.
Sans tout dévoiler, on peut dire qu’il perd la grâce et manque se perdre tout court. Le salut, pour lui, viendra de l’écriture (en langue anglaise) et d’une place retrouvée dans l’équipe autochtone des Moose (littéralement, « orignaux »), à laquelle, auréolé des fulgurances de sa jeunesse, il peut envisager d’apporter du changement en entraînant la prochaine génération. Il aura tenté d’apprivoiser une certaine modernité sans jamais oublier d’où il vient, et appris à accepter l’aide des autres.
C’est un livre sur les Amérindiens d’aujourd’hui, dont la voix se fait de plus en plus entendre, avec des livres comme Kuessipan de Naomi Fontaine (Le Serpent à plumes, 2015), écrit en français. Moins romanesque mais émaillé des mêmes splendeurs et misères, Kuessipan tranporte le lecteur dans une réserve amérindienne, engluée dans le chômage et l’alcoolisme, mais tâchant de puiser dans la force de ses traditions un nouvel espoir. L’écriture de Wagamese a des aspects cinématographiques (Jeu blanc va d’ailleurs prochainement être adapté au cinéma), servie par une perception aiguisée du monde et des êtres et une richesse d’images puisées à la nature sans âge comme aux cultures humaines, d’hier comme d’aujourd’hui.
À l’heure où les décideurs du monde entier ignorent les peuples autochtones au nom du transport d’énergie ou de l’agriculture intensive, sans parler des crimes du passé, comment des auteurs comme Richard Wagamese écriraient-ils sans une certaine amertume ? Par exemple lorsque son personnage débarque à Toronto dans l’indifférence général et le bruit ; lorsqu’il est ignoré par les autres joueurs de son équipe de hockey… Mais avec sa langue emportée et pleine d’images, il se sera fait une place dans la littérature du XXIe siècle.