Une histoire familiale et des documents trouvés sur internet ont fourni à Anna Hope le sujet de son dernier roman. En effet l’arrière-arrière-grand-père irlandais de l’écrivaine fut enfermé dans l’asile de West Riding dans le Yorkshire et c’est en consultant certaines des archives en ligne de l’institution qu’Anna Hope est tombée, entre autres images fascinantes, sur la photographie de la magnifique salle de bal qui y avait été construite pour les pensionnaires.
Anna Hope, La salle de bal. Trad. de l’anglais (Royaume-Uni) par Elodie Leplat. Gallimard, 400 p., 22 €
La salle de bal d’Anna Hope, dont l’intrigue principale est une histoire d’amour entre deux patients, est ainsi un roman qui met en scène la question des « faibles d’esprit » et des pauvres (car les deux choses sont très liées) telle qu’elle se posait au début du XXe siècle en Angleterre. À cette époque, un Winston Churchill ministre de l’intérieur s’intéressait à la meilleure manière de protéger la « race » britannique des risques de dégénérescence que faisaient peser sur elle certains secteurs de la société. Il se montrait sensible aux solutions proposées par la Société d’Eugénisme attachée à l’enfermement des « déficients mentaux » et à leur stérilisation. Le jeune politicien (il avait trente cinq ans) fut l’un des rédacteurs de la Loi sur la Déficience Mentale (Mental Deficiency Law) de 1913.
C’est dans cette atmosphère que se déroule le roman (dont l’action est d’ailleurs située en 1911). Il met en scène trois personnages principaux dont les points de vue alternent. Deux, John Mulligan et Ella Fay, sont des internés. Lui, paysan natif du conté de Mayo, a été enfermé à cause de la dépression que lui ont causé la mort de sa fille et la dissolution de son mariage. De son côté, Ella, ouvrière dans une filature, a été placée à Sharston (c’est ainsi que l’auteure a rebaptisé l’asile de West Riding) plus pour des problèmes d’insubordination au travail que des troubles psychiatriques. Le troisième personnage important du roman, le Dr. Charles Fuller, est leur médecin ; il croit aux bienfaits de la musique sur la santé des patients et participe donc à l’organisation de concerts ainsi qu’à celle du bal hebdomadaire de l’asile. Sa propre vie inconsciente et troublée, son attachement à des thèses « scientifiques » insensées, seront la cause de désastres qui détruiront l’amour de John et Ella. Un épilogue placé en 1934 apporte toutefois une note d’espérance inattendue et romanesque à l’attachement de John et d’Ella.
L’histoire d’amour, la faillite personnelle du Dr. Fuller, l’atmosphère de l’asile sont évoqués avec la délicatesse et l’élégance dont Anna Hope faisait déjà preuve dans son précédent et premier roman Le Chagrin des vivants (qui se déroule également au début du XXe siècle). Le thème psychiatrique de La salle de bal est abordé par le biais d’une belle écriture pleine de retenue ; l’institution pour « déficients mentaux » de Sharston est un lieu de sévérité et parfois d’horreur, et – à l’occasion – un lieu de liberté éphémère, dans lequel les patients vivent ou survivent absorbés dans les divers symptômes de leur folie, entourés d’infirmiers et de médecins ni plus ni moins bizarres qu’eux-mêmes. Contre ceux qui les contrôlent, les « enfermés » cependant luttent ; ils s’opposent comme ils peuvent à leur incompréhension, aux manigances de leur intelligence ou de leurs ambitions fourvoyées.
Chaque figure du livre, qu’elle soit principale ou secondaire comme celle de l’internée « bourgeoise », Clem Church, qui ne devrait pas se trouver dans ce type d’institution, et pour qui cependant un père aimant et navré débourse 22 shillings par semaine, possède une vérité troublante et participe à la double vision de l’asile comme institution psychiatrique et reflet du monde social. Les deux personnages d’amoureux, John – le mutique irlandais – et Ella – l’ouvrière révoltée–, apparaissent, eux, à la fois en pauvres avec une langue et des attitudes très poétiquement rendues par Anna Hope et en héros merveilleux à l’âme troublée, têtue et droite. La « folie » des uns et des autres se trouve à chaque fois éclairée par les diktats sexistes ou la haine de classe d’une société peu capable de réfléchir sérieusement aux maux des patients et a fortiori de les soulager.
Eugénisme et peur de la dégénérescence sont peut-être aujourd’hui de vieux et mauvais souvenirs, mais pas le désir de réprimer, d’enfermer, d’éradiquer. À ces violentes passions négatives, Anna Hope oppose dans son livre la passion positive de l’amour, la capacité d’émotion, la force de l’espoir et des paysages du Yorshire ou d’Irlande.
La salle de bal où dansaient maladroitement les fous est reconstruite ici en une Salle de bal où s’accordent harmonieusement intelligence et sensibilité.