« L’eau chaude n’oublie jamais qu’elle a été froide », tels sont les derniers mots de la mère d’Alain Mabanckou lors de leur ultime entrevue en 1989. À l’heure de quitter le Congo pour la France, Mabanckou a un legs de poids : honorer les origines, perpétuer la mémoire des siens et ranimer l’héritage de la terre natale. Six ans plus tard, le décès de la mère fait surgir dans un même élan l’image du pays et le désir de poésie.
Alain Mabanckou, Tant que les arbres s’enracineront dans la terre suivi de Congo. Points, 416 p., 8,70 €
Lorsque jaillissent les mots sur la page, la mère se confond avec la patrie : « elle était à la fois le pays, le lien, le souvenir, la fin et le commencement ». Face à la photo de la mère, écrire des poèmes revient à chercher un exutoire, un refuge, un espace de reconstruction de soi et du monde. Dans cette nouvelle édition de son œuvre poétique, Mabanckou traverse les lieux de la mémoire individuelle et collective : les blessures et les espérances du pays natal, le plaisir et l’endurance de la migration, le désir et le besoin de la transmission. Face à l’agitation du monde, Mabanckou nous dit concevoir la poésie comme « une réponse au vide, à l’immensité, à l’inquiétude intérieure qui nous habite lorsque, soudain, tout se tait et qu’il faut traduire le silence ». Parole par-delà le silence intérieur, la poésie semble saisir ce que le roman ne saurait approcher.
Il y a dans la poésie de Mabanckou une ambivalence qui naît de la capacité du poème aussi bien à transcender les frontières qu’à reproduire les tensions juxtaposées de l’exil, de l’errance et du déchirement. Le premier recueil, La légende de l’errance, dont le titre n’est pas sans rappeler La légende des siècles d’un Hugo exilé, s’ouvre sur ces vers : « La distance se dilue / dans la géographie de l’urgence ». Dans des fragments brefs et saccadés, cette géographie de l’urgence se traduit en urgence de l’écriture. Telle une apparition, le pays resurgit dans un univers en déliquescence, entre « une lune rachitique », « le spectre d’un soleil éteint » et « la somme des semailles dévastées ». Face à ce chaos, le poète marche dans les dédales de la mémoire, guidé par le « feu de la réminiscence ». Mabanckou reconstruit la trajectoire d’un errant qui poursuit désespérément les signes d’un pays réduit à de simples vestiges. Seules la faune et la flore semblent avoir gardé la mémoire d’une vie passée, à l’image de « l’écorce de ce figuier port[ant] les traces / de la légende de l’errance ». Lorsque survient le décès de la mère, le « je » du poète laisse éclater sa peur et sa douleur, tente de se réfugier dans le domaine fragile du rêve, mais finit toujours par affronter « le froid de la mort ». Dès lors, l’endurance du poète prend tout son sens : « Je veux n’être qu’une pierre usée / sur les ruines du temps ».
Dans l’univers poétique de Mabanckou, l’arbre est un élément prééminent. Si la poésie se fait quête de traces dans des espaces mouvants, l’arbre est l’emblème de l’enracinement, de la douleur ancrée dans le sol natal, des traditions indissociables de la terre puisque « les us et les coutumes / des autochtones sont gravés / sur les écorces des okoumés ». Dans sa quête de signes et d’empreintes, le poète exhume le destin des hommes nomades, les itinéraires d’un peuple dont il perpétue la migration. Après le temps de l’exil, vient alors celui de la « conciliation » avec les terres de l’errance. Le poème est ce lieu où résonnent les proverbes d’une patrie « qui prospère / sur les terres vagabondes » car « l’exil est son engrais ». Sans nier la violence de l’absence, Mabanckou oppose « l’endurance du nomade » au silence du monde, à l’illusion des nouveaux départs, à la marche infaillible des saisons. Même si, selon le proverbe de son village, « les arbres aussi versent des larmes / lorsque perdure / l’absence des oiseaux / sur leurs branches », le poète veut croire en un pays qui se renouvelle, qui ne cesse de se réinventer au contact de l’ailleurs. De son royaume d’exil, Mabanckou suit les échos de la guerre civile qui déchire la patrie : le souvenir, le parfum, les richesses du pays natal, intègrent lentement le domaine de la barbarie. Blessé dans ses racines et ses rêves, le poète élève alors la voix pour appeler à la réconciliation. À sa manière, l’arbre tenace du poème tente de résister au silence de la mort.
Le lecteur de la poésie de Mabanckou ne peut s’empêcher d’y déceler un sens permanent de l’urgence, une quête obstinée de renouveau que reflète plus particulièrement le titre du recueil Quand le coq annoncera l’aube d’un autre jour. Ici, le poème se fait déclaration d’amour à la patrie : la rivière Loukoula, la forêt du Mayombe, le fleuve Congo sont autant d’étapes dans la quête ouverte d’« un centre de gravité ». Le poète s’approprie la douleur du pays, célèbre les biens communs, interroge la langue des siens, traque la honte sur les visages et interpelle sa mère sur la résurgence des souvenirs de l’enfance. Dans un geste de gratitude, il lui redonne la parole pour que son testament puisse réveiller les génies oubliés de la patrie. Parallèlement à l’urgence de l’écriture, il y a un sens de la dualité qui traverse les poèmes de Mabanckou. Dans Tant que les arbres s’enracineront dans la terre, il écrit : « je revendique le double visage / de mon identité éclatée avec le temps ». Le poète se veut à la fois attaché à sa terre natale et ouvert à la réinvention de soi dans les terres d’exil. Ici ou ailleurs, l’important est de « rester homme jusqu’au bout », puisant sa force dans « la patience de l’écorce » ou « le labeur ininterrompu des racines ». C’est que les racines du poète, comme les ailes de l’oiseau migrateur, sont vouées à voyager, à bâtir loin du pays « la fable de demain », à porter loin de sa terre la sagesse du rônier qui « balance ses branches en signe de victoire ».
Le chant du poète migrateur qu’est Mabanckou n’a de sens que dans la rencontre de l’individuel et du collectif, la jonction de l’intime et du public. Dans Le livre de Boris, le poète se tourne donc vers son fils aîné et à travers lui vers « tous les enfants de la Terre, symboles de l’Innocence et de l’Avenir ». Dans des fragments souvent aphoristiques, la parole du poète transmet les leçons d’un père à la fois sage et bienveillant : contourner le silence, cet « affront / pour la logique », combler le doute, ce « fossoyeur / des instants inachevés », suivre les chemins du rêve et de la réconciliation, cultiver « le désir du lien », apprendre à se méfier des mots et à écouter le silence de la nature car « l’immortalité est dans le sein / de la pierre / dans toute chose dépourvue / de verbe ». Par-delà son fils, le poète réaffirme les fondements de sa création : le sens de l’étonnement, le bonheur de la rencontre, le devoir de patience. Dans le regard de son fils, le poète revoit son enfance, son pays, la somme de ses espoirs et de ses fêlures. Dans Congo, la voix du père semble se prolonger avec l’évocation du fleuve Congo et sa charge puissante de mythes et de mystères. À la fois objet de crainte et de vénération, lieu de vie et « sarcophage des ancêtres », le fleuve est le symbole d’un imaginaire foisonnant et inépuisable. À la suite du Voyage au Congo de Gide, Mabanckou relit le pays natal comme le berceau d’une révolte contre l’oppression et le mépris.
La traversée de l’œuvre poétique de Mabanckou s’achève sur une série de portraits du Congo natal, une tentative de saisir la complexité de ce « pays où tout ou presque est arrivé ». Sur un ton plus léger, tantôt caustique tantôt nostalgique, le poète dénonce les maux et célèbre les richesses du pays, traverse la forêt de son enfance, chante le labeur et la patience des siens, s’incline devant la dignité des femmes et défend la liberté des gamins. Ici et là, des scènes de vie saisies au vol, des impressions prélevées dans le quotidien pour se remémorer la naissance au monde, perpétuer le désir de migration, imaginer de nouvelles contrées afin d’y planter le souffle du poème et l’énergie d’une jeunesse passionnée d’ambiance et d’élégance. D’un recueil à l’autre, derrière la voix de Mabanckou transparaissent celles de ses inspirateurs : le grand frère congolais Tchicaya U’Tamsi, le Camerounais Fernando d’Almeida, l’Argentin Roberto Juarroz. Au détour des pages, cet hommage à sa compatriote Amélia Néné : « une poétesse est morte / l’écho de son chant est encore tiède ». La poésie de Mabanckou porte l’écho de tous ces chants migrateurs et endurants qui n’en finissent pas de quitter leurs terres natales et de revenir s’enraciner dans le texte, renouvelant à la fois le bonheur des retrouvailles et la douleur des déchirures. C’est probablement là que réside le double visage de cette poésie qui reproduit l’endurance de l’homme migrateur. Mabanckou le sait et nous prévient : « on pense écrire / pour l’apaisement / et l’on réalise que les mots / couvent les stigmates / des instants inaboutis ».