Éric Chevillard, romancier considérable, à la fois par l’ampleur d’une production publiée par les éditions de Minuit depuis un quart de siècle et par l’exceptionnelle originalité tant de son imaginaire que de son écriture, se voit confier en 2011 le soin de rendre compte, dans un feuilleton hebdomadaire du Monde des livres, d’une partie de l’actualité littéraire.
Éric Chevillard, Défense de Prosper Brouillon. Illustrations de Jean-François Martin. Noir sur Blanc, coll. « Notabilia », 104 p., 14 €
Dans une certaine mesure, outre l’intérêt économique de la chose, il s’agit là d’une occupation enviable, car elle permet à Éric Chevillard, semble-t-il, sinon de préciser une doctrine esthétique que le critique non dogmatique se garde d’imposer à ses lecteurs, du moins de rester à la pointe d’une recherche. Rien de plus excitant que de promouvoir ce qui se fait aujourd’hui, même si objectivement les grandes heures des deux mouvements (le surréalisme, puis le Nouveau Roman) qui ont un temps conservé, en France, au métier d’écrivain de fiction une manière de leadership mondial ont cessé de retentir.
Oui, parler des livres des autres peut être agréable, parfois. Trop rarement, à dire le vrai. Faire profession de critique, c’est, qui l’eût cru ? lire surtout des textes exécrables. Et là, deux constatations s’imposent. D’abord, les livres mauvais, qui pullulent, ne sont pas seulement les « érotiques sans orthographe » et autres niaiseries que Rimbaud confessait avoir dévorées dans son enfance soumise au joug conjoint de l’école et de la « daromphe ». Ils n’émanent pas aujourd’hui que d’officines à compte d’auteurs et de publications électroniques fadasses, mais aussi bien de maisons honorablement connues sur le marché que de « jeunes pousses » chez qui le souci légitime de la nouveauté « apéritive », comme disait Barthes, ne devrait pas occulter l’exigence d’une qualité formelle minimale.
Tous les éditeurs, des plus prestigieux aux plus humbles, sont donc concernés par la nullité de la production poétique, romanesque, fictionnelle moyenne, et sans doute en a-t-il toujours été ainsi puisque ce n’est pas ce matin que Flaubert a compilé, tentant ainsi en vain d’apaiser sa rage, le Dictionnaire des idées reçues, pas ce matin qu’il l’a présenté en affirmant qu’il s’agissait là du plus sûr pessaire abortif de toute envie d’écriture, chaque candidat à une carrière littéraire devant craindre comme le feu de trouver par avance dans ce catalogue de citations les clichés que lui-même s’apprêtait à coucher sur le papier.
Bien. Qu’y a-t-il donc de nouveau dans le cahier des perles de la littérature actuelle, sinon son caractère inflationniste vu la politique de remplacement effréné des titres pratiquée par les éditeurs dans l’espoir de ne laisser jamais trop longtemps vides leurs têtes de gondole ? Et en quoi, conséquemment, le critique contemporain a-t-il plus à se plaindre de son métier que Sainte-Beuve ou Barbey d’Aurevilly ?
Eh bien, peut-être est-ce tout de même que le niveau de ce qui est considéré comme publiable par les meilleurs éditeurs, niveau mesurable par celui des prix littéraires qui bon an mal an fournissent en vraie grandeur des modèles de ce que le marché considère comme le dessus du panier du comestible en matière de produit écrit, présente de nos jours un étiage historiquement bas.
C’est peu ou prou ce que constate Éric Chevillard dans son feuilleton, bien que le masochisme inhérent à l’état de critique patenté ne le pousse pas à dérouler chaque semaine le tissu d’insanités, de pataquès, d’impropriétés, de fautes grammaticales élémentaires, de constructions foireuses et surtout d’essais pitoyables pour atteindre ce que l’on croit être le beau langage, ou la vérité toute crue des relations humaines, ou l’honnêteté d’un témoignage, tissu qu’il découvre avec effarement dans les textes à lui soumis, et que parfois il dévoile plutôt férocement, pour la pure joie de ses fans.
Bien (bis). Neuf critiques sur dix ont la même expérience, s’ils ne sont pas irrémédiablement bouffés jusqu’au foie par la flagornerie. Même s’ils sont loin de posséder en majorité le courage insigne qui permet de ne pas se faire que des amis, du moins leur arrive-t-il parfois, suite à un oubli, de se laisser aller à l’éruptive réaction de Flaubert (à prendre d’ailleurs chez lui au sens d’une ironie amère fondée sur l’impuissance assumée face aux tonitruantes fausses valeurs) : « tonner contre ».
Aller plus loin, être capable de canaliser sa fureur en utilisant les formules mêmes de Trucmuche (ou Trucmuchette) afin de les forcer à entrer dans une fiction forcément absurde et d’un comique étourdissant, c’est autre chose, une gageure, un jeu avec les contraintes aussi jubilatoire, mais fichtrement plus difficile, que les divertissements les plus lettrés, les mieux agencés de l’Oulipo, dont celui de Perec transposant le jargon du rapport scientifique dans sa Cantatrix sopranica de joyeuse mémoire était jusqu’alors le plus abouti.
Défense de Prosper Brouillon, ou « De certain roman d’aujourd’hui trahi par ses thuriféraires, même », est d’une veine analogue et parvient à faire avancer, à partir de références monstrueuses mais exactes, une intrigue inepte dans laquelle vous reconnaîtrez sans peine l’histoire d’amours contrariées sur fond de lutte des classes que mille romans récemment parus – et souvent couronnés – déclinent sous différents labels. De-ci de-là, ce texte aussi enlevé qu’une fantaisie venimeuse d’Edgar Poe humoriste glose en effet des citations directement pêchées dans le bouillon gras des succès médiatiques du jour.
Pourtant, par la grâce d’une écriture qui, elle, sait où elle va et possède les ressources de langage déployées ailleurs par Éric Chevillard, notamment lors des péripéties d’un de ses personnages fétiches, Albert Moindre, de ce brouet infâme parvient à se moquer sans lourdeur un style qui nous réconcilie avec la littérature, la vraie.
Il s’agit d’un très petit livre, très court, joliment imagé par l’illustrateur habituel du feuilleton de l’auteur. Mais pas du tout d’un de ces « essays » brillants et faciles dans lesquels les bons journalistes américains, ceux de la New York Review of Books par exemple, sont passés maîtres. Même en concoctant un « conte » léger, un véritable écrivain joue dans une tout autre cour.
Achetez-le par brassées, offrez-le à vos amis. Ils vous en seront reconnaissants.