Ce livre est un cas, ce que son titre présage immédiatement puisqu’il se présente comme un « dossier », terme emprunté au domaine juridique. On s’en doute, de droit il ne sera pas question. On le devine aussitôt, il sera question de M, l’objet d’amour de Grégoire Bouillier, de M comme moi puisque nous sommes là face à des souvenirs d’égotisme, et de M. comme tout ce que l’écrivain déclinera à loisir, avec plaisir, avec douleur, et avec un talent étourdissant.
Grégoire Bouillier, Le dossier M, Livre 1. Flammarion, 873 p., 24,50 €
Souvenez-vous, il y a quinze ans, Grégoire Bouillier avait commis un Rapport sur moi, livre concis, enlevé, qui le mettait en scène au fil d’un parallélisme osé avec Ulysse. Il a publié deux récits brefs entre-temps, et voici qu’il revient avec ce nouveau rapport, immense, éblouissant, comble d’ego-fiction qui en annonce un second, Livre 2, et se double d’un site Internet.
1. « Il s’appelait Carlos. » Tout commence par un prologue de quatre pages parfaites, résumé délié de l’amitié entre Carlos Casagemas et Picasso, amitié dramatique pour le premier, fructueuse pour le second, placée sous le signe de la jalousie amoureuse et du suicide. Curieuse ouverture pour un journal d’égotiste. 2. « Il s’appelait Julien. » Le récit enchaîne avec le rappel du suicide de cet inconnu le 27 novembre 2005, date à partir de laquelle l’auteur entre en lui-même et commence à dérouler le fil infini de l’introspection, du journal d’écrivain et du chroniqueur de son temps.
Pour convaincre le lecteur que cet infini le délectera, il faut souligner l’évidente, l’unique, la merveilleuse qualité qui est le levain de ce livre : l’humour, l’autodérision, la franche drôlerie, qui évitent l’écueil du sérieux et de l’ennui, de la page 1 à la page 873. Mon premier, l’humour, cache une grande inventivité verbale ; mon deuxième, une exceptionnelle intelligence de soi et des sentiments, même s’il y a « des sentiments qui ne supportent pas d’être tapés sur un clavier » ; mon troisième, un vrai don d’enregistrement du monde tel qu’il change depuis 1960, année de naissance de Grégoire Bouillier. Il y a si peu de livres qui vous font éclater de rire que cette qualité mérite d’être placée en tête. Et nous oblige à préciser en quoi, comment elle se manifeste.
Par le glissement du sublime au banal, la petite cascade descendante de Picasso, le génie, à Casagemas, le peintre peu connu, à Julien, l’inconnu, et enfin à l’auteur-narrateur, tenté lui aussi par le suicide, la pendaison. Car il est malheureux, esseulé, anti-héros romantique des temps contemporains. Et rongé par la culpabilité, vous le comprendrez peu à peu, puisqu’il a séduit la femme de Julien, son voisin, une semaine avant que celui-ci se pende. Vous découvrirez également que Grégoire Bouillier est tombé amoureux de M et a mis longtemps à rompre avec S. C’est un des leitmotivs du livre : « Je voulais reculer… rompre avec S et Julien ne se suiciderait jamais. » Le dossier M est parcouru par l’histoire d’un suicide et le rappel de cette culpabilité sourde mais peut-être inventée (qui sait si Julien a existé ?), par l’histoire d’une rupture et l’histoire d’un amour transi. Le rire est lesté de drame et de mélodrame.
« J’ignore combien de temps […] je suis resté au bord d’une tentation rayonnante dont je sais avoir frôlé la main tendue et entrevu le bleu sourire, pendant une ou deux secondes qui durèrent une éternité » : telle est la grâce avec laquelle Grégoire Bouillier évoque le désir d’en finir, fondue avec le réalisme de celui qui sent qu’il n’osera pas, même s’il ne sait plus quel temps utiliser pour évoquer ce qui aurait pu advenir, « moi qui redoutais d’étouffer […] qui me préparais à cette épreuve en serrant les dents […] et peut-être devrais-je utiliser l’imparfait du subjonctif, je ne sais pas, je crois que oui, sauf que j’ai perdu le sens grammatical de l’existence ».
S’il a perdu le sens grammatical, il n’a pas perdu le sens lexical, et son livre est d’une ahurissante créativité langagière. Grégoire Bouilllier révèle ici une agilité et une liberté que ses précédents récits ne déployaient pas à ce point. Mots rares : la mésange qui zinzinule. Mots inventés : « En permanence les autres nous incomprennent. » Mots dévergondés : l’origine du monde et le vagin rêvé de M. Mots rayés : ils cachent les propos de l’écrivain sur la médiocrité de l’Homme. Mots écourtés : « Les mots sont des gommes : les dictionnaires de synonymes devraient le mentionner. Les mots sont des gomme, ils sont des gomm, ils sont des gom, ils sont des go, ils sont des g, ils sont des, ils sont de, ils sont, ils son, ils so, ils s, ils, il, i ». Fastoche ? non. Facile ? non plus. Jubilatoire, oui. Et perspicace sur le pouvoir de la langue. Surtout quand la phrase-jeu arrive au moment où l’auteur avoue qu’il note toutes les pensées, les « impulsions électriques » qui lui passent par la tête sur un carnet qu’il commente ici même, mentionnant au passage un « cheval jaune », repris comme l’image de l’étrangeté de l’inspiration, des idées qui lui arrivent et se volatilisent alors même qu’il les consigne. « Hasard donne les pensées, hasard les ôte », écrivait Pascal, qu’il cite par ailleurs.
Grégoire Bouillier note et réarrange ces pensées suivant des motifs récurrents, des répétitions, des rencontres au bar qui permettent de relancer l’élan narratif, des digressions, des souvenirs, de nombreuses réflexions sur les films et les disques qui ont façonné son goût et son monde intérieur, et marqué sa génération : Love Story et la beauté brune d’Ali MacGraw quand il avait douze ans ; Dallas et JR qui inauguraient les années 80, « quand le souci du bien et tous ses synonymes […] cessèrent d’avoir collectivement la cote ».
L’ensemble est construit suivant ce qu’il appelle des « niveaux » dûment numérotés au sein de chaque partie : « Un jour, prédit-il a posteriori, je m’amuserai à remplir mon propre avent de tous les événements qui me sont personnellement arrivés […] ma vie […] révélera des passages dans le temps, des effets tunnels, des liens secrets et des galeries souterraines jusqu’ici insoupçonnées. Elle tissera des coq-à-l’âne qui me plongeront dans des réflexions ». Voilà les « niveaux » qui forment le labyrinthe intime, le sens et ses multiples dérivés que l’écrivain dégage de sa vie, pas de celle des autres. « Quand bien même plus personne ne se gêne aujourd’hui pour s’emparer des vies qui ne sont pas la sienne », ose-t-il en un délicieux coup de patte au roi de l’autofiction qui plaît.
La vie de Grégoire Bouillier est assez riche de rhizomes pour qu’il n’ait pas besoin d’emprunter à celle des autres, mais ce long fleuve autobiographique n’est pas qu’un bel agrégat patiemment bâti au fil des ans. Comme toutes les grandes confessions, c’est aussi une passionnante somme d’interrogations sentimentales, morales et sociales. Grégoire Bouillier, complice de Sophie Calle, croque par exemple le milieu de l’art contemporain, celui de S, et son humour devient caustique et délirant quand il en épingle la prétention, la sottise et le conformisme. Il se permet tout quand il raille les coteries, les modes, la méchanceté, le snobisme de ce petit monde qu’il invite à déjeuner avec Marlene Dietrich et André Gide, mélangeant tout, les époques, la bêtise, le syndrome Verdurin et son malaise : « Ça les élites ? Mais j’aurais voulu qu’elles le soient vraiment. J’aurais adoré qu’elles le soient hautement et superbement. Je rêve depuis toujours de rencontrer des êtres qui me tirent vers le haut. »
Régulièrement, Grégoire Bouillier se présente sous le jour du parangon de la classe moyenne, personnage houellebecquien qui décline sur un ton comique et désabusé les différents titres possibles de son récit, de La Vie sentimentale de la classe moyenne à The Complete Julien’s Suicide Sessions, après avoir lâché, l’air de rien, qu’il s’agissait d’évoquer « la misère ambiante. Le besoin de transcendance ». Hypra-sensible, encore écorché, il évoque le divorce de ses parents quand il avait sept ans et offre une page superbe sur le groupe Nirvana dont « chacun des membres était le rejeton de parents divorcés et cela s’entend désespérément […] J’y reconnus immédiatement mes problèmes. Ce qu’il y a de psychotique en moi. Et je ne fus pas le seul. […] Il fit entendre l’immense frustration des petits Blancs de la middle class confrontés à une défaillance historique de leurs parents […] entre fureur et tendresse, désirs d’amour et folie ».
De l’autre coté de la barrière, adulte, il ne cessera d’être étonné par la force de l’attirance amoureuse qui passe avant tout par le regard, l’effet « et leurs yeux se rencontrèrent » et les grands coups de foudre de l’histoire de la littérature qu’il évoque pour ne pas vaciller quand ses yeux rencontrent ceux de M. Au fond, Le dossier M est moins une histoire d’amour qu’un livre qui parle d’amour. Qui, plus précisément, explore la tristesse de l’amour finissant, le mystère de l’amour naissant, la fascination pour la grâce, la beauté, le visage : « Elle n’avait pas des traits ravissants, une charmante physionomie, une belle gueule, une bonne bouille […] elle avait un visage. […] Comme s’il s’agissait d’un nom propre. Sans qu’aucune expression ne puisse l’embellir ni ne parvienne à la défigurer. […] Un visage, sans la moindre restriction. Un visage : intelligent ».
Cristallisé, transporté par l’apparence, Grégoire Bouillier décrit, illustre, célèbre le pouvoir de cette apparence et le pouvoir de séduction. Sur le ravissement amoureux, il se hisse à la hauteur des écrivains les plus fins, tantôt exquis, tantôt cruel – ainsi quand il évoque les « filles moches » et l’adolescente ingrate qu’il aperçoit dans un café : « sa personnalité ne s’était pas encore enroulée comme du lierre autour du mot injustice ». Il peint des émotions, répugne aux concepts et aux idées abstraites, tout ce qui appartient aux « philosophes allemands » qu’il repousse au fil de son livre. Il s’intéresse aux affres, à la surprise, au saisissement de l’amour. Quels écrivains osent, savent encore parler de ce sentiment aujourd’hui ? Plonger dans le pathos avec autant de légèreté ? Lisez la lettre d’amour qui commence page 691 et s’achève page 698, vous comprendrez la puissance de l’écrivain et la blessure de l’homme : « Vous m’avez rendu vulnérable. Atrocement vulnérable », écrit-il, désarmé, et comme jadis il vouvoie celle qui lui préfère un autre.
L’amour n’est pas un jeu, la virtuosité non plus, l’écriture pas tout à fait. Grégoire Bouillier, écrivain virtuose et amoureux, sera éconduit par M en une scène de résistance de plus de quarante pages où l’on joue à tirer au pistolet à compression sur quelques chefs-d’œuvre de la littérature. La séquence, grandiose, mêle tous les registres – romantique, potache, pornographique, raffiné, – toutes les références, de la télévision à la littérature consacrée, et le narrateur n’hésite pas à se montrer sous son jour le plus grotesque, humilié, défait, pantelant. Finalement rejeté par quelques sms, mortifié par cette M qu’il aime, mais qui utilise le vilain verbe « gérer » – il ne pouvait pas ne pas le remarquer, aucune faute de goût verbal ne lui échappe.
Il aura fallu attendre plus de six cents pages pour en arriver à cette flamboyante déconfiture, mais la longueur du récit n’a plus d’importance. Grégoire Bouillier vous aura lui-même ravi, emporté par sa prose précise, ajourée, superbe, par son aptitude à exploiter toutes les richesses de la langue française en 2017. Son art de mêler une langue classique sans faute à une gouaille râpeuse est une arme de séduction redoutable.
Le dossier M est une boisson forte et amère qu’il faut siroter au fil des jours et des semaines, un livre bouleversant que l’on cache au pied du lit, un récit dont on savoure les ruptures de style et les petites cascades dont nous parlions dès le début. Mais ne nous y trompons pas, pour arriver à tenir l’ensemble, l’écrivain a dû déployer une grande discipline, remettre son ouvrage sur le métier, accumuler, commenter, délier, préciser, ajouter et soustraire des années durant tout ce qui le constitue. Son Dossier M est une œuvre en soi, un exceptionnel travail de mémoire, une forme d’encyclopédie de soi, entreprise folle mais pas mégalomaniaque parce qu’elle repose sur deux éléments qui devraient lui offrir la durée : le cœur, qu’il ausculte et perce, et l’écriture, qu’il possède absolument.