La lecture de Kong laisse à la fois rêveur et légèrement groggy. Dans un état proche sans doute de la sidération des premiers spectateurs du film en 1933. Michel Le Bris essaie de faire rentrer dans les neuf cents pages de ce roman cyclopéen toute une époque : quinze années de mutations qui, au sortir de la Première Guerre mondiale, conduisent d’un monde qui offre encore des terrains de jeu aux exploits héroïques à une société globalisée où la véritable aventure devient intérieure.
Michel Le Bris, Kong. Grasset, 944 p., 24,90 €
Il a choisi comme hérauts de ces transformations les deux réalisateurs de King Kong, Ernest B. Schoedsack et Merian C. Cooper. Tout au long du roman, ils creusent « la puissance obscure du désir » qui pousse les hommes à se hausser au-delà d’eux-mêmes en se confrontant à l’inconnu, que ce soit par l’exploration de l’ailleurs ou par la création artistique. Michel Le Bris établit un parallèle évident entre les deux, racontant le périple de ses héros du réalisme vers l’imaginaire.
L’intrigue débute par la rencontre des deux protagonistes, à Vienne, en février 1919, dans un chapitre dont le titre est « Au commencement était la guerre ». Schoedsack et Cooper y ont tous deux participé, le premier en filmant les tranchées, le second dans l’aviation. La guerre, et plus encore le chaos qui lui succède, seront pour eux l’occasion de se comporter héroïquement. Schoedsack rejoint la Croix-Rouge, tandis que Cooper s’engage aux côtés du nouvel État de Pologne. Son avion ayant été abattu alors qu’il bombarde la cavalerie soviétique, il s’évadera d’un camp de prisonniers préfigurant le goulag.
Les deux personnages vont, au fil de leurs rencontres dans l’Europe dévastée, entre Vienne, Varsovie et Londres, mettre au point un projet commun : tenter de dire la guerre, cet abîme où l’homme se perd mais où aussi, selon une vision romantique, il peut se retrouver « libre, splendidement libre, sans rien qui pesait » ; ils essaient d’entrevoir le point de jonction où humanité et sauvagerie coexistent. Pour cela, il faut se mettre en quête d’altérité : la nature, l’étrangeté ou un simple regard neuf posé sur soi. Ils décident donc de « chercher les pires endroits au monde, la nature la plus sauvage où les hommes se battent, survivent en dépit de tout, et filmer ». Sans artifice, sans fiction.
Dans la flamboyante première moitié du livre, Cooper et Schoedsack parcourent fiévreusement les lieux de la planète encore étrangers aux Occidentaux. Ils naviguent dans les mers du Sud, échappent aux naufrageurs de la mer Rouge, atteignent la capitale du jeune Haïlé Sélassié où ils ont le sentiment de retrouver en Abyssinie « la cour du roi Arthur ». Ils traversent la Turquie, la Syrie, l’Irak, cherchent les tigres mangeurs d’hommes au Siam et les dernières tribus guerrières au Soudan.
L’aventure les attire autant que le cinéma. De fréquents bonds en avant de la narration font ressentir tout l’attrait de l’inconnu, la force de la découverte, l’envie d’aller plus loin, sentiments qu’ils souhaitent exprimer à travers des films. S’ils ne peuvent plus être les premiers à parcourir tel ou tel endroit, ils seront les premiers à les filmer. Cela donne deux documentaires méconnus aujourd’hui mais remarquables. Grass (1925) suit la migration annuelle d’un peuple de pasteurs à travers les monts Zagros, en Perse. Le franchissement à la nage d’un fleuve en crue, puis d’un col pris par les glaces par hommes et bêtes, prend des accents épiques à la Jack London. Chang (1927) met en scène le combat des habitants de la jungle siamoise contre les forces brutes de la nature, représentées par le tigre, l’éléphant et la jungle elle-même, « le règne absolu de la matière, ce qu’elle peut avoir de plus obscène quand elle occupe tout l’espace, vous laisse l’impression d’être dans une gigantesque digestion », mais aussi « le monde de l’invisible. Des forces obscures, souterraines ». On voit se profiler ce qui va cristalliser dans le singe géant Kong : une force naturelle brute colossale, à la fois inquiétante et admirable, accompagnée d’une dimension impalpable, métaphysique, et le regret certainement que cette force soit vouée à disparaître dans le monde moderne.
Cette première moitié du livre est aussi l’histoire d’une amitié. Le duo de héros donne sa dynamique à la narration du roman comme à leur aventure cinématographique. Schoedsack, l’artiste rigoureux et têtu, tout d’intensité intérieure, est nécessaire à Cooper, l’homme d’action aux rêves plus grands que nature. Et vice versa. Le duo se fait souvent trio avec l’adjonction d’une femme qui place les deux hommes en déséquilibre ; on sait que le déséquilibre fait avancer.
Roman d’une époque, Kong évoque les bouleversements des années 1920 et les relie implicitement à la nôtre. Avec Marguerite Harrison, journaliste et amante-amie de Cooper, la soif de découverte s’applique au nouveau monde géopolitique issu de la guerre, et principalement à la Russie soviétique. Dans ses premières années pleines de bruit et de fureur, des rêves naissent et s’effondrent sur les différentes parcelles de son immense territoire. L’anarchiste Makhno, les nationalistes ukrainiens de Petlioura, le baron fou von Ungern-Sternberg et son empire asiatique traversent au galop la fresque de Kong. Ils ne font que passer, mais y laissent leur empreinte.
Quant à la Turquie nouvelle de Kemal, on voit surtout sur quels monceaux de cadavres elle s’est construite. Avec Schoedsack, on assiste aux massacres de Smyrne en 1922, où la population civile chrétienne eut le choix entre l’incendie, la noyade et les mitrailleuses. Les personnages passant par Adana, haut lieu du génocide arménien, la mémoire des convois promis à toutes les exactions et à la disparition dans le désert syrien passe également. Dans la deuxième partie du livre, l’administration Hoover réprime violemment des manifestations de vétérans de la Première Guerre mondiale réclamant leurs pensions. Michel Le Bris n’insiste pas, mais, dans un roman susceptible de toucher un large public, c’est un de ses mérites que de rappeler le sens de l’Histoire et certaines des racines de notre monde actuel.
On a été porté par la première moitié de Kong comme par un fleuve puissant, comme le Karun franchi par les Bakhtiari, comme la cavalerie de Boudienny ou de Makhno. Cooper et Schoedsack, héros romantiques hantés par la guerre et la mort, francs-tireurs obstinés, ont réussi à faire reconnaître leurs films. Hollywood leur tend les bras, mais après une expérience mitigée le raide Schoedsack repart dans la jungle de Sumatra filmer les orangs-outangs. Cooper se retrouve seul. Le courant s’apaise, le roman bascule.
La violence, toujours présente, est plus feutrée, intériorisée. C’est celle de la crise de 1929 ; des silhouettes grises, fantomatiques, traversent de temps en temps l’arrière-plan. Celle aussi du monde des affaires, telle qu’on la voit à travers l’essor de l’aviation commerciale. L’aventure se retire : Lindbergh vainqueur de l’Atlantique ou Mermoz franchissant les Andes font un petit tour, mais le véritable acteur de cette nouvelle ère, à laquelle Cooper l’aviateur participe en tant que dirigeant de la Pan Am, est Juan Trippe, le président de la compagnie. Ses méthodes ? Pressions, manipulation, trafic d’influence, publicité mensongère, concurrence déloyale, corruption.
Mais le récit se concentre sur la fabrication de King Kong et d’un autre film tourné par la même équipe, Les chasses du comte Zaroff, qui est comme le double discret du projet démesuré au singe géant. Zaroff est présenté comme le film de Schoedsack, alors que King Kong serait celui de Cooper. Celui-ci, devenu producteur à la RKO, se bat pour faire advenir sa vision. De l’Europe en guerre, des monts Zagros, le terrain de lutte s’est déplacé à Hollywood.
La narration se fait prométhéenne quand il faut inventer et mettre en œuvre les effets spéciaux qui permettront d’animer un gorille de neuf mètres de haut au milieu de personnages humains. Le film sera entièrement tourné en studio : l’artifice prend le relais du réel comme moyen d’expression. Ainsi, Michel Le Bris nous raconte la naissance d’un certain cinéma, omniprésent à notre époque. De Star Wars à La planète des singes, du Seigneur des Anneaux à Game of Thrones, on peut y voir le développement d’un imaginaire fictionnel, prenant dans une certaine mesure le relais des mythes pour tenter d’exprimer ce qui ne peut être dit directement. Si la guerre était à l’origine de l’intrigue, le récit, lui, s’ouvrait sur une conférence de Conan Doyle où étaient projetées quelques images du film en train d’être tiré de son roman Le monde perdu. Présentées sans préambule, ces images sont reçues par les spectateurs comme réelles : des dinosaures bougent sur la scène. On ne saurait mieux affirmer le pouvoir de la fiction, et sa faculté à représenter le réel (ici disparu).
Alors que le monde a été réduit par le développement de l’aviation – Cooper se voit devancé dans le survol du dernier désert inconnu de la planète –, l’exploration semble devoir se replier sur l’imaginaire, devenir intérieure. Roman d’aventures au souffle puissant, Kong raconte également la période où finissent les aventures. La création fictionnelle permet à Cooper, en même temps réalisateur et producteur, tête brûlée et patron, aventurier et dirigeant de compagnie aérienne – et donc agent de la disparition des aventures –, d’exprimer ses contradictions, ses déchirements.
Ainsi, le roman dans son ensemble peut se lire comme l’histoire d’un parcours artistique : comment, en essayant de dire le trou noir de la guerre, deux réalisateurs en viennent, de tâtonnement en intuition, de questionnement en réflexion, de film en film, à imaginer un singe géant capable de se laisser séduire par une belle blonde, dans ce qui est en même temps « un film d’épouvante et un conte de fées ». Michel Le Bris réussit le pari d’un livre aussi large que possible, d’un « roman du réel », selon l’expression de ses héros, pour dire ce qui pousse les hommes à se lancer dans des entreprises déraisonnables, comme un film avec un singe de neuf mètres de haut, ou un livre sur un film avec un singe de neuf mètres de haut. Les personnages tournent pendant neuf cents pages autour de ce qui fait l’essence de l’art. Ils s’en approchent le plus quand le producteur Jesse Lasky dit à Ernest Schoedsack, à propos de Grass : « Raté, oui, un peu […], tous les grands films, tous les grands romans le sont. Parce qu’ils essaient de dire quelque chose d’indicible ». On peut l’appliquer à Kong.