Réunion de famille

Réunion de famille, certes, mais avant cela exploration du passé des quatre enfants de Rosaleen Madigan. Quatre destins et quatre lieux différents, pour un travail assidu de dissection où l’on retrouve la même quête de vérité psychologique et le même style décapant que dans Retrouvailles (The Gathering, Man Booker Prize 2007), de la même Anne Enright.


Anne Enright, L’herbe maudite. Trad. de l’anglais (Irlande) par Isabelle Reinharez, Actes Sud, 292 p., 22,80 €


Partons sur la route balisée par Anne Enright. Car route il y a, le titre original (The Green Road) est sans équivoque : cette route verte qui traverse le Burren est « le plus beau chemin du monde, sans exception […] immortalisé en chansons et légendes », où le paysage change sans cesse, avec les îles endormies dans la baie, l’Atlantique et ses panaches d’écume, les rochers gris du Flaggy Shore. Là se trouve la maison de Rosaleen, avec vue sur les îles d’Aran et les falaises de Moher. La maison de l’enfance vers laquelle convergent les trajets de retour. Bien avant, il y eut les départs, et un quart de siècle s’est écoulé pour aboutir à ce Noël de 2005.

Dan voulait être prêtre, en Irlande. Mais il part aux États-Unis. Homosexuel, au gré d’amours diverses, il vit à New York dans un milieu artiste et gay dépeint d’une façon saisissante, décimé par la maladie. Les ravages du sida, décrits avec une cruauté clinique camouflant l’émotion sous les précisions médicales, montrent les corps réduits à l’état de squelettes et les jeunes mourants se succéder sur les lits d’hôpital. En contrepoint, les poèmes de Whitman – « Je chante le corps électrique » – font écho à ceux de Yeats : « Dan ouvrit la bouche et il en tomba des kilomètres de poésie – c’était comme un rouleau qui se déployait, un tapis sur la table. »

Hanna, la gamine qui passait son temps à pleurer, « tes grandes eaux », disait sa sœur, est un autre membre de la fratrie Madigan, fratrie « pauvre, bête, sale, et pauvre ». Pas comme les cousins Considine, bien plus aisés : on comprend « qu’ils ne s’entendent pas ». Hannah est devenue actrice, elle a un bébé, ce n’est pas simple, elle se soûle, elle tombe, le sang et le vin se mêlent sur le carrelage. Elle se trompe de pièce, de répliques, oublie son texte, et à l’âge de trente-sept ans ses rêves sont « riches d’applaudissements. Ou de huées, plus souvent ». Non, ce n’est pas la Vivian Leigh irlandaise. Hugh, son compagnon, travaille sur un soap-opéra, il est à sec, il a un emprunt sur le dos.

Anne Enright, L’herbe maudite

Anne Enright © Domnick Walsh

Constance organise cette réunion. Elle a des enfants, elle doit surveiller son corps – cette présence terriblement obsédante chez Anne Enright –, elle va à l’hôpital (écho des visites de Dan à ses amis malades), elle a conclu un marché avec la mort, mais sans savoir « à quelle date il arriverait à échéance ».

Emmet est un « humanitaire » tourmenté. En poste au Mali, il sait qu’on vient à bout des famines et des inondations, mais « que personne ne survit quand le cuistot se gratte le cul et puis décide de ne pas prendre la peine de se laver les mains ». Ça, c’est côté travail, ou mission si l’on veut. Côté sentiment, ce n’est pas reluisant, il ne sait pas parler à Alice pour la garder, par exemple lui dire « qu’elle était ravissante, qu’elle avait éternellement raison et que lui, Emmet, était nul ». Non, l’amour ne sert à rien, « puisqu’il n’y a pas de putain de justice dans le monde ».

Le retour n’est pas facile pour Emmet, il ne l’est pas plus pour les autres. Dan ne dit rien – n’ose rien dire ? – de son prochain mariage avec Ludo qui lui a pourtant conseillé de ne pas être « sur la défensive », Ludo dont il emporte avec lui la douceur de son corps « pour lui tenir compagnie pendant son retour au pays ». Il a donc un viatique. Emmet est démuni. Hannah sent le réel lui échapper dans la maison de ses jeunes années : elle pense que « si elle continuait d’avancer, elle atteindrait les célèbres falaises de Moher et là, sans connaître la célébrité, elle pourrait mourir ». Ce déjeuner de Noël, c’est en vase clos qu’il se passe. Pas question d’amener une amie d’Emmet, ou encore un copain, ou même le compagnon d’Hannah. Ce repas, il est « plus dense que la soupe au sang kenyane » : « la seule voie menant à la table de Noël des Madigan passait par un utérus préalablement agréé. Marié. Béni ». Si le roman dessine une topographie complexe, s’agissant de mettre le doigt là où ça fait mal, Anne Enright n’y va pas par quatre chemins.

Et Rosaleen, la mère, à Ardeevin ? Est-elle vraiment une femme impossible qu’intéressent seulement les potins du comté de Clare, et encore « uniquement ceux d’un certain genre » ? Ou celle qui a attendu « toute sa vie, quelque chose qui n’était jamais venu […] qui ne supporte plus cette incertitude, qui est prête à se jeter en bas de la falaise rien que par impatience ». Plus certainement, celle qui pense à son grand amour, hurle dans la nuit sans lune, pour « se laver de l’inattention et de la fureur ». Elle peut alors traverser l’herbe maudite, parce que, elle aussi, elle va mourir. Mais pas maintenant, car elle n’a « aucune intention de partir, ni de lâcher prise ».

Ce tableau de famille, brillant et caustique, est à l’image de la diaspora irlandaise.  Que de départs suivis de retours qui eux-mêmes précèdent de nouveaux départs (voir Brooklyn de Colm Tóibín par exemple) ! C’est le constat émouvant de l’instabilité de toute chose, puisqu’on vend la maison familiale, puisque Rosaleen disparaît pour réapparaître contre toute attente, puisque Dan repart à Toronto, puisque l’Irlande déprime Emmet, « lui détraque la cervelle ». La mort elle-même n’est pas une certitude : Greg était mort, « Dan en était certain, au milieu des années 1990. Greg, mort autrefois et aujourd’hui vivant ».

Laissons la parole à Emmet qui en son for intérieur regrette de ne pouvoir convier son ami kenyan au repas de famille : « Je ne peux pas t’inviter chez moi pour Noël parce que je suis irlandais et que ma famille est dingue. » En italique dans le texte.

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