Les revues, parfois, organisent une mémoire. Mémoire des œuvres, comme Europe qui explore celle d’Olivier Rolin, éprise d’éloignement, et d’une certaine communauté de lecteurs. Mémoire historique traumatique sur laquelle revient la revue XXI et le « dernier » texte de Patrick de Saint-Exupéry sur le Rwanda. Mémoire des lieux comme dans le dernier très beau numéro de Mirabilia qui fait se correspondre les chemins inquiétants de la vie.
Europe, n° 1058-1059-1060
La livraison d’été de la revue Europe est consacrée à Olivier Rolin – qui nous fait le grand plaisir, dans un entretien avec Gérard Cartier, de saluer En attendant Nadeau, qui le lui rend bien. Dix-sept contributions reviennent sur cette œuvre éprise d’éloignement, un mot que l’écrivain emploie pour désigner sa propre démarche, « trace d’une inquiétude » et dont « l’errance géographique est peut-être la métaphore ». Les romans et récits d’Olivier Rolin ont été nombreux depuis Phénomène futur en 1983, tout comme ses voyages, répétés depuis ses premiers reportages en Argentine et en Afghanistan.
Mais ce numéro, partagé avec le philosophe Günther Anders, est aussi placé sous le signe du rapprochement, de la proximité, de l’amitié, tant s’y distingue la silhouette d’une communauté réunie autour d’une œuvre née du souvenir d’une aventure collective, celle des années de la gauche prolétarienne. On y trouvera un abécédaire par Christian Garcin, de drôles de dialogues en mer entre Mathias Énard et son « père adoptif », le récit d’une visite du mausolée de Lénine par Pierre Michon, ou encore une analyse d’Agnès Castiglione attentive aux globes et aux cartes romanesques. L’œuvre de Rolin est aussi une affaire d’amitié avec les textes. Ils forment un patrimoine littéraire intime et vivant, où apparaissent Cendrars, Borges ou Michaux, sans que jamais la littérature soit mise au musée, ni au tombeau. P. B.
Ce triple numéro d’Europe couvre tout l’été. Comme chaque numéro (20 €), il propose deux dossiers passionnants. En grande difficulté, cette revue importante a besoin de soutien.
XXI, n° 39
L’élégante revue trimestrielle XXI fêtera en 2018 ses dix ans d’existence. Fidèle à sa ligne éditoriale d’origine, elle présente de longs reportages et des enquêtes qui opèrent des détours souvent judicieux par rapport aux flux d’actualités du moment. Des pas de côté inattendus, qui permettent aux textes de pouvoir être lus à des moments divers sans perdre de leur justesse. Ce numéro d’été confirme malheureusement la règle, tant la France continue de se taire sur les trois sujets rassemblés dans un dossier : l’exécution de soldats indigènes au Sénégal en 1944, l’envoi de barbouzes derrière l’opération humanitaire du Biafra à la fin des années 1960, enfin le soutien de la France au gouvernement génocidaire rwandais en 1994.
La dernière enquête, signée par le fondateur de la revue, Patrick de Saint-Exupéry, est sans doute la plus forte, car son auteur, témoin du génocide, s’y implique personnellement dans une écriture implacable. C’est aussi la plus polémique, tant la question de la participation de la France au génocide des Tutsi reste taboue au sein de l’armée et de l’administration françaises. L’Élysée de François Mitterrand, à travers son secrétaire général, Hubert Védrine, a-t-il livré des armes aux extrémistes hutu pendant les massacres ? Patrick de Saint-Exupéry l’affirme, en s’appuyant sur le témoignage d’un haut fonctionnaire. Dessinant les sombres prolongements de la France coloniale, ces trois articles montrent aussi des volontés de se plonger dans ces questions avec engagement et lucidité. P. B.
La 39e livraison de XXI s’intitule « Nos crimes en Afrique ». On peut l’acquérir en librairie ou s’abonner directement sur le site de la revue. Prix : 15,50 €
Mirabilia, n° 11
La revue Mirabilia, d’une facture remarquable, propose, autour d’un thème, de rassembler une constellation réflexive qui réunit des textes anciens et contemporains, à la fois d’intellectuels et d’écrivains. Ici, on entreprend de se lancer sur des chemins, réels et imaginaires, qui font dévier la perception, la mémoire, l’existence. Le chemin est ainsi, écrit Julien Gracq, « celui qui traverse et relie les paysages de la terre. Il est aussi, quelquefois, celui du rêve, et souvent celui de la mémoire, la mienne et aussi la mémoire collective, parfois la plus lointaine : l’histoire, et par là il est aussi celui de la lecture et de l’art ».
Voilà qui résume le cheminement que propose la revue, qui en interroge la présence, les traces, la mémoire inquiète, le trouble permanent. Ainsi, le chemin, « en principe fait pour aller d’un point à un autre », recouvre bien plus que le simple déplacement physique. Il ressortit à une frayeur élémentaire que décrit magistralement le grand écrivain romantique autrichien Adalbert Stifter dans un texte bref et intense qui ouvre le volume. On y retrouve l’inventaire de la variété naturelle qui l’occupe souvent (on lira L’arrière-saison, par exemple) et qui se confronte ici à une peur terrifiante de s’égarer, inversant la nature même du chemin pour en transmuer la fonction et ouvrir un abîme dans la conscience. Le chemin n’est pas toujours ce qu’il semble être. Ainsi, il organise une réalité tout autant physique, symbolique, qu’historique.
On découvrira dans ce numéro des chemins extrêmement différents. Ceux des hommes, avec les descriptions de Julien Gracq ou le long entretien avec l’ethnologue Martin de la Soudière qui rappelle, comme le lui disait Gilles Lapouge, et en écho à Stifter, que « les chemins servent précisément à ça : se perdre ». Il en propose une pratique qui permette d’en distinguer l’épaisseur historique et sociale, revenant à ce qu’il nomme des « chemins primitifs » qui définissent des usages, des cheminements physique et intérieurs, « une mémoire perdue ». Ce que Gaston Roupnel, dans un beau texte parfois un peu trop lyrique, définit comme « le trait définitif, la ride creusée par le vieil âge sur cette face dolente de nos campagnes » que rien n’efface. Ces « fidèles voies » révèlent un passé méconnu, des usages qui périclitent. Les chemins rappellent ainsi ce qu’on oublie. Qu’ils sont empruntés par d’autres, les animaux, comme l’explique bien Vincent Vignon qui décrit l’arpentage des cerfs sur nos territoires, comment la faune traverse l’espace contemporain.
Le chemin est « un tracé », une image aussi. Il s’y passe des choses mystérieuses qui elles aussi nous égarent. Martine Tabeaud et Anouchka Vasak traversent les nuages, leurs images, leurs significations, et un très beau cahier central rassemble des images labyrinthiques qui réorganisent une circulation unissant le réel au symbole. Le chemin est ainsi abordé comme un mystère physique et initiatique, image d’un temps qui passe, ne disparaît pas vraiment, ressurgit. Dans le prolongement de ces lectures ou en amont, on pourra penser à la fascinante installation vidéo de David Hockney qui clôt l’exposition du Centre Pompidou à Paris, proposant, sur des séries d’écrans décalés et disposés en carré, comme une chambre, une progression très lente, fragmentée et bouleversante, le long d’un chemin forestier durant les quatre saisons. H. P.