Un roman inacceptable ?

Walter Siti est né à Modène en 1947, il a enseigné la littérature à la prestigieuse École normale de Pise après y avoir fait ses études. Auteur d’une dizaine de romans et de nouvelles, il a obtenu en 2013 le prix Strega (équivalent de notre Goncourt) pour Resistere non serve a niente (Résister ne sert à rien, traduit et publié aux éditions Verdier en 2014).


Walter Siti, Au feu de Dieu. Trad. de l’italien par Martine Segonds-Bauer. Verdier, 378 p., 24 €


C’est sous le signe de l’homosexualité magnifiée, et sous son propre nom, que Walter Siti figure parmi les personnages de ses romans, ce qui n’a pas manqué de susciter quelques remous. Mais la récente publication de Bruciare tutto (Au feu de Dieu) suscite, non de simples remous, mais un maelström de protestations, dans l’opinion comme dans la presse. Dans La Repubblica du 13 avril 2017, Michela Marzano intitule son article « La pédophilie comme salut : le roman inacceptable de Walter Siti ». Or, ce roman, du moins dans ses intentions, n’est pas « inacceptable » D’abord parce que, à notre époque, aucun sujet n’est tabou, ensuite parce que les récents scandales qui ont éclaté en France, en Italie et jusqu’au Vatican prouvent que le phénomène de la pédophilie est plus que jamais d’actualité et doit donc être abordé, enfin et surtout parce qu’il s’agit d’une analyse et non d’une « défense et illustration » de cette dérive. En outre, pour les bien-pensants, la conclusion du roman est, comme il se doit, morale.

Quittant la Rome qu’il connaît si bien, Walter Siti nous transporte à Milan, et pas dans un quartier mais, ce qui est très différent, dans une paroisse. Le jeune Don Leo y exerce ses fonctions depuis trois ans, aux côtés d’un vieux curé qui va partir à la retraite. L’entente entre les deux hommes est excellente, ils se partagent, inégalement, la tâche. Par le contact direct avec les fidèles et par la confession, Leo a accès à tous les niveaux sociaux, et prête une oreille attentive aux misères des pauvres comme aux ennuis des riches. Plus concrètement, il fonde « Le refuge », une maison d’accueil pour les migrants et s’y active du matin au soir pour leur apporter une aide matérielle et morale. Il réserve une attention particulière – qu’il ne faut pas mal interpréter – aux enfants, pauvres ou riches. Il est aussi le confident de deux jeunes cadres trop occupés, eux et leurs femmes, par leur profession et leurs aventures extraconjugales pour pouvoir écouter et comprendre leurs enfants. Le jeune prêtre tente, là aussi sans ambiguïté, de compenser cette indifférence.

Walter Siti, Au feu de Dieu

Walter Siti © S. Bassouls

En dépit de ses multiples activités Don Leo a une vie intérieure intense, sa foi semble inébranlable, il dialogue avec Dieu, se nourrit des Écritures, base de sermons presque intégralement retranscrits dans le roman. Siti prend son sujet très au sérieux. Donc, tout marche bien, si ce n’est qu’au tiers du livre on apprend que Don Leo, avant d’entrer au séminaire, a eu une relation sexuelle avec Massimo, onze ans. Le petit garçon n’a été ni violé, ni même contraint. Il était, peut-être innocemment, demandeur. Le hasard veut que, dix ans plus tard, Massimo réapparaisse. Est-ce parce que l’enfant est devenu adulte, ou que Leo, à force d’auto-flagellation morale et physique a dominé ses impulsions, que la relation n’a pas de suite ? Mais Leo est de plus en plus conscient que son désir ne naît que devant le corps d’un petit garçon, et ce constat le désespère, au sens fort du terme. Ses monologues intérieurs sont le lieu d’un perpétuel combat : son âme est pure, son corps ne l’est pas : « Toi, Dieu, qui m’as appelé à ce devoir, peut-être que je ne suis pas la bonne personne… mes enthousiasmes vont dans un sens, mes actes dans un autre, et mes prières dans un autre encore… L’incompréhension appelle l’incompréhension […] pourquoi ne me parles-tu pas depuis des jours et des jours… que dois-je faire ? ».

En tant qu’éducateur, Leo s’occupe, entre autres élèves, d’Andrea, jeune surdoué, fragile, plus ou moins négligé par ses parents (les cadres cités ci-dessus). Sans doute l’enfant recherche-t-il l’affection de Leo, son seul ami ? Toujours est-il qu’un jour il s’offre maladroitement à lui. Leo domine ses impulsions et le repousse – avec gentillesse – mais son refus a des conséquences tragiques. Andrea, déjà très vulnérable, s’ouvre les veines. Choc indescriptible pour le jeune prêtre, révolte violente et remise en question de toute sa lutte : « Je n’ai pas eu le courage de donner ma vie éternelle pour t’empêcher de mourir ». Curieux dilemme. Plus troublant encore : « Je n’ai rien compris, Dieu est caché dans le ventre des enfants ». Et celui qui dialoguait avec Dieu se met à l’insulter À la suite de ce drame, il décide de partir en Syrie pour aider combattants et civils, mais, la peine ne lui paraissant pas suffisante, il procédera à une purification plus extrême. La morale est sauve.

Jusque-là, rien de vraiment condamnable puisque, comme on le voit, il ne s’agit pas d’une apologie de la pédophilie. En revanche, certains détails sont très choquants : Siti, sans raison valable, se permet de profaner l’image hautement symbolique et presque sacrée du petit Ayan, noyé et rejeté sur la plage. Ce qu’on ne lui pardonne pas. D’autre part, il dédie, là encore sans raison apparente, son livre à Don Milani, une autre image sacrée, du moins pour les Italiens : Lorenzo Milani Comparetti, prêtre catholique, célèbre pour avoir fondé, aux environs de 1950, l’École de Barbiana, où il a expérimenté une méthode d’éducation balayant toute discrimination sociale et raciale. Pourquoi faire peser un doute aussi grave sur un demi-saint ?

Roman inacceptable ? Non. Il faut le lire pour se laisser emporter par un récit bien mené, incroyablement inventif dans sa langue et jamais ennuyeux. La traduction de Martine Segonds-Bauer ne laisse rien perdre de ces qualités et porte avec bonheur une question morale compliquée.

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