D’autres vies que la sienne

Gordana, « prénom de femme rêche et jaune » est aussi le titre d’une nouvelle que Marie-Hélène Lafon a publiée aux éditions du Chemin de Fer en 2012. C’est aujourd’hui le personnage féminin autour duquel se tisse Nos vies, nouveau roman de l’auteure qui explique qu’elle a toujours « senti » que Gordana était un « départ de pistes, et donc, peut-être, un début de roman ».


Marie-Hélène Lafon, Nos vies. Buchet-Chastel, 182 p., 15 €.


La transformation de Gordana en Nos vies implique une bascule, un déplacement du regard de la narratrice qui prend une place centrale dans ce texte dédié au peintre Jacques Truphémus. Cette attention qui lui fait dire : « pendant quarante ans je me suis enfoncée dans le labyrinthe des vies flairées, humées, nouées, esquissées, comme d’autres eussent crayonné, penchés sur un carnet à spirale », attention exacerbée à ce qui l’entoure, lui permet de peindre, par petites touches délicates tout en maintenant une tension créatrice, ce qu’il y a de plus intime, le portrait bouleversant d’une femme.

Marie-Hélène Lafon, Nos vies

Marie-Hélène Lafon © Jean-Luc Bertini

Comment passer d’une vie dans toutes ses aspérités, celle de Gordana, qui est le point de départ du roman, à Nos vies dans lesquelles le lecteur lui-même se reconnaîtra ? Il faut sans doute l’émotion et la rigueur de Marie-Hélène Lafon pour réussir ce pari. Ce que l’auteure veut saisir des vies qu’elle rassemble en un unique objet, est la « capacité de recommencement des femmes, et des hommes parfois », ce qui à la fois terrasse et émeut cette narratrice dont l’œil toujours aux aguets donne à voir la poésie du minuscule, de l’invisible. C’est le caractère inépuisable des existences humaines qui saute aux yeux à la lecture de ce roman. Et la manière dont Marie-Hélène Lafon tire les fils de « nos vies » en est une preuve imparable. On pensera, inévitablement, dans les premières pages, à Annie Ernaux et à son Regarde les lumières mon amour (Seuil, 2014). Ne serait-ce que par la manière de décrire ce que le supermarché et ses occupants peuvent susciter d’émotion et de profondeur.

Dans ce roman exclusivement citadin (ou presque), le rythme est le mieux à même de faire saisir la brutalité et le caractère à la fois décousu et routinier des existences, et surtout et avant tout, la solitude de ces hommes et de ces femmes, pantins agités dans un décor peu propice à la rêverie. On peut remarquer combien l’auteur sait ménager la surprise du lecteur, précisément par le rythme de ses phrases. Il y a quelque chose du couperet chez elle, qui n’empêche pas la douceur, et c’est cela qui rend la lecture de Nos vies si particulière.

Gordana, caissière au Franprix de la rue du Rendez-Vous, la « mal-nommée », dans le douzième arrondissement de Paris, rassemble autour d’elle, sans le savoir, des personnages façonnés par le regard intransigeant, presque intrusif, de la narratrice, qui saura percer son secret. La ronde autour de Gordana s’agrandit au fil des plongées de la narratrice dans son propre passé. Et c’est par cette capacité à s’immiscer dans d’autres vies que la sienne, à les façonner à sa guise, que cette narratrice rendue sentimentale par les supermarchés, pourra enfin parler d’elle, du fin fond de l’épaisseur du silence qui entoure son existence. On devine bien de la tristesse dans ce silence, bien des douleurs dissimulées aux yeux d’un monde indifférent, une « tournée des familles » : « ils m’effleurent, nous nous effleurons, c’est précieux, ça habille ».

Marie-Hélène Lafon, Nos vies

Pourtant le renoncement peut être doux et paisible : un renoncement dans lequel il suffirait de se couler jusqu’à l’inexistence, qui donne alors la capacité d’incarner ces vies qui échappent, d’en faire « nos vies ». Le chagrin amoureux, la disparition brutale d’un être aimé, au point de départ de ce silence épais et pourtant onctueux, n’est pas dénué de toute attache historique. C’est l’Algérie qui affleure, ce Karim avec qui « on ne peut pas faire maison » comme le dit la grand-mère Lucie, et toute sa famille est d’accord, « ils le croyaient de toute leur peau, et c’était une douleur », cet homme aimé est « un trou noir dans sa vie », jusqu’à sa disparition totale qu’il n’est pas question d’éclaircir. On sent combien la narratrice est hantée par cet homme qui lui impose un silence qu’elle fait sien.

Nos vies est aussi un roman qui rend compte du temps et de la manière dont la narratrice se sent de plus en plus à côté des autres. Et il n’y a jamais d’amertume ni de tristesse, mais au contraire un défi permanent à ce piège de la rancœur. Le regard est empli de tendresse, comme lorsque, devant le collège Courteline, elle surprend « ces rires irrépressibles, cascadés, qui secouent à l’unisson et rassemblent une grappe mouvante de filles ou de garçons oublieux du monde sous le regard interrogateur, furibard, effaré des autres, des adultes, des vieux, des gens, des tristes, des assis, des rassis. » Aucun vent de révolte ne souffle sur cette vie justifiée dans d’autres vies que la sienne, mais une sensibilité aiguisée.

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