On ne lit pas ce livre sans éprouver une certaine gêne. D’entrée de jeu, on nous apprend que « Maurice Blanchot n’était pas favorable à la republication des articles qu’il avait signés entre les deux guerres », et que son ayant-droit tient pour sa part à rappeler dans les mêmes termes cette opposition nette.
Maurice Blanchot, Chroniques politiques des années trente. 1931-1940. Édition préfacée, établie et annotée par David Uhrig. Gallimard, 549 p., 29 €
Si l’éditeur et l’ayant-droit ont cru bon de passer outre à une volonté aussi clairement exprimée, c’est, lit-on, qu’une partie des textes est en accès libre sur Gallica. Ceci n’est pas faux, dans la mesure où une poignée – 16 sur à peu près 170 – ont paru dans le Journal des Débats, qui est en effet accessible en ligne. À part cela, sur les onze journaux et revues dont on trouve opportunément la chronologie à la fin du volume, aucun n’est actuellement disponible sous forme électronique (mais tous sont facilement accessibles en bibliothèque). Prétexte bien mince donc, si l’on tient compte de la volonté de leur auteur, qui a plus d’une fois désavoué des textes qui, depuis la révélation de leur existence dans la revue Gramma en 1975 (événement que ce livre passe sous silence), se sont régulièrement attiré l’opprobre de journalistes et d’écrivains parfois malveillants. Cela étant, pourquoi lire ce livre ?
Tout d’abord parce que, utilement annotées très souvent par David Uhrig à qui l’on doit de découvrir plusieurs articles inconnus, les chroniques qu’il contient constituent un document historique de première importance. Mais leur intérêt dépasse de très loin celui d’une simple archive. L’attention que l’on prête aujourd’hui à la pensée politique des années trente sert le plus souvent à en faire une zone d’exclusion. Si celle-ci est sondée et scrutée de manière exhaustive depuis une vingtaine d’années, c’est presque toujours à distance et sous l’angle de la puissante convergence qui privilégie presque exclusivement ce qui aboutit intellectuellement à Vichy et à sa politique de collaboration. Certes, depuis une dizaine d’années, on entend dire que « les années trente sont de retour ». Mais ce constat s’accompagne le plus souvent de comparaisons faciles et presque toujours tronquées à dessein, pour souligner en fin de compte les différences entre les deux époques.
Avec la publication des Chroniques politiques de Maurice Blanchot, cette attitude est doublement dépassée : non seulement on y suit de très près le mouvement d’une pensée nationaliste devant les réalités nationales et internationales des années qui ont précédé la guerre ; mais aussi parce que Blanchot deviendra plus tard l’un des plus grands penseurs de la seconde moitié du XXe siècle, ces chroniques nous offrent le moyen de dépasser le clivage qui coupe en deux le siècle dernier, en les lisant non comme le résidu vieillot et vaguement écœurant d’un passé mort, mais dans la continuité qui les relie à travers leur auteur à certains des plus grands mouvements de pensée de notre époque, ainsi qu’aux grands événements politiques qui l’ont marquée.
C’est face à un monde qui entre en crise que le jeune Blanchot commence à aiguiser sa plume. Alarmé par ce qu’il appelle en 1931 « les premiers signes du désastre où notre héritage risque d’être entraîné », devant la montée de la menace allemande à partir de 1933, il va peu à peu diriger contre tout le système politique de la Troisième République un réquisitoire implacable. Logé au balcon de Sirius, il se taille un rôle de pamphlétaire acerbe, inspiré tantôt par l’horreur de l’internationalisme, tantôt par ce qu’il dénonce comme l’antinationalisme du régime républicain, tous deux responsables à ses yeux de l’affaiblissement de la France et du déclin de la civilisation qu’elle incarne.
On constate cependant que la position du jeune homme qui commence à jeter un regard sur le monde au début des années trente n’est pas d’abord politique. Sous l’influence de « maîtres » tels qu’Henri Massis, ce qui détermine cette position avant tout, c’est un spiritualisme catholique dont Blanchot n’abandonnera jamais les hauteurs, même quand, avec les années et sous la pression des événements, sa foi se dissipera et la rue fera entendre son appel. « L’enseignement catholique traditionnel n’a pas à se plier aux événements », écrit-il : « l’Église les juge lorsqu’elle ne peut les redresser ». Au fondement de tout ce qu’il écrit, il y a certes une opposition acharnée à l’Union soviétique et au « bolchevisme » qu’elle représente. Mais cette opposition n’exprime pas le recul du conservateur devant ce que la révolution comporte de désordre et de violence. Si le bolchevisme est l’adversaire, c’est parce le monde qu’il prône concurrence celui du catholicisme. Le « mythe de l’universel » qui l’inspire concurrence l’universalisme qui caractérise la religion catholique, en donnant aux « constructions idéologiques […] d’un système de conventions » une apparence de spiritualité que Blanchot dénonce comme une « caricature » et un « simulacre ».
Toutefois, si l’antibolchevisme de la droite catholique entre les deux guerres relève non pas d’un débat idéologique mais d’une lutte, dans le cas de Blanchot il faut être attentif à ce qui fait l’enjeu de cette lutte. Pour lui, le bolchevisme ne menace pas un ordre que le catholicisme défend : il détourne et pervertit une capacité de refus et une volonté de révolution qui sont au cœur d’une certaine conception catholique de l’homme, défendue entre autres par Péguy, en les exploitant pour construire une société où « tout refus n’est pas seulement illégitime, mais inconcevable ». C’est ainsi que l’opposition au bolchevisme chez Blanchot dépasse la politique : elle concerne la conception même de la réalité humaine. Entre 1931 et 1932, ses références à la révolution, au refus, envisagent certes le recours à l’action. Mais la cause demeure avant tout le monde lui-même, ce « monde sans âme » qui, s’il accepte la ruine, « ne peut supporter l’idée de révolution ». C’est au nom de cette idée et de sa réalisation que le jeune catholique s’érige contre le bolchevisme et la révolution que celui-ci cherche à imposer au monde.
Notons en passant que ce refus du bolchevisme ne s’accompagne chez Blanchot d’aucune complaisance pour le totalitarisme hitlérien. Tandis que le bolchevisme partage avec le catholicisme une même origine dans le refus, l’hitlérisme est dénoncé comme l’exploitation des « puissances instinctives » qui sont responsables des « persécutions barbares contre les juifs » ; comme une « revanche des forces collectives » qui n’ont rien à voir avec « la communauté, élaborée par une longue histoire, la plus sûre d’elle-même, la plus capable d’une décision merveilleuse » qu’est la France. C’est ainsi que, tout en dénonçant dans le bolchevisme « la dictature monstrueuse de l’État », Blanchot dénonce avec plus de véhémence encore « l’apothéose monstrueuse de la nation » dans la doctrine nazie.
Avec l’arrivée de Hitler au pouvoir en 1933, c’est au jour le jour que Blanchot offre aux lecteurs d’un nouveau quotidien, Le Rempart, ses analyses et ses exhortations. Et au cours de cette année fatidique, il fera entendre avec une véhémence accrue son appel à la révolte. Avec chaque semaine qui passe, il voit germer l’idée de révolution qu’il défend. « Les Français […] font peu à peu leur apprentissage de révolutionnaires », écrit-il, et il en appelle à leur « volonté de révolte » afin que la nation puisse faire face, en se redressant dans un sursaut, au désastre qui la menace. L’horizon encore brouillé de ces appels à l’action est bien entendu la journée du 6 février 1934, au cours de laquelle la révolte que Blanchot ne cesse de prôner éclate, puis tourne court. Et comme s’il anticipait que tel serait l’aboutissement de ce mouvement insurrectionnel, il cesse brusquement de signer des articles politiques à partir de l’automne 1933. Il est absent des colonnes d’Aujourd’hui, l’hebdomadaire qui prend la suite du Rempart et dont, au lendemain du 6 février, le directeur Paul Lévy déclare : « la Révolution nationale est en marche ». Pendant toute l’année 1934, il ne signe que deux textes, suivis de quatre en 1935, parmi lesquels une note de lecture très brève qui fait allusion en passant à « l’époque honteuse et magnifique du 6 février ». Il faut attendre février 1936 et le lancement d’un nouveau mensuel, Combat, pour le voir revenir sur la scène, politiquement revigoré semble-t-il, avec un texte qui salue dans les manifestants du 6 février « les premiers insurgés de l’après-guerre, les symboles de nos espérances ».
Cependant, quelque chose ne tourne pas rond. Devant une situation nationale et internationale qui a changé radicalement depuis 1933, Blanchot reste campé sur ses positions de révolutionnaire intransigeant. Pendant que d’autres descendent dans la rue, Sirius ne quitte pas son balcon. Et, à partir de 1936, il est évident que la révolution qu’il appelle n’est plus envisagée comme une forme d’intervention politique, mais comme une espèce d’« idée-force » qui, à condition de s’installer en chaque Français, permettra à la nation de se recréer et de faire front contre l’ennemi qui la menace. Le dilemme, c’est que maintenant l’ennemi se trouve à la fois à l’extérieur et à l’intérieur. S’opposant à l’Allemagne en continuant tout aussi résolument à s’opposer au bolchevisme, c’est contre la France qu’il défend que Blanchot se trouve logiquement obligé de lutter, dès lors que, avec l’avènement du Front populaire, le bolchevisme a selon lui envahi la nation. Désormais, « la trahison n’est pas seulement extérieure à notre pays, […] elle a pénétré plus profondément. Elle a presque altéré notre substance ».
Tout au long des années 1936 et 1937, les appels à la révolte continuent. Mais la France au nom de laquelle ces appels se font entendre est de plus en plus inconcevable. L’idée-force qui la définit est devenue le site d’un clivage impensable : « Quand une nation se décompose, il arrive un moment où l’instinct national qui sert généralement à la conserver est utilisé pour la détruire », écrit-il en janvier 1937. En juin 1937, il peut encore déclarer : « La seule manière digne d’être Français, c’est d’être révolutionnaire. » Mais chaque appel à la révolution enlève au Français la cause même pour laquelle il se révolte. Sous la pression du « terrible paradoxe » qui oblige ses citoyens « à être Français contre la France, nationaux contre la nation », l’idée de la France succombe à une contradiction absolue. Sous le poids de ce « terrible paradoxe », la révolte n’est plus qu’instinct aveugle, spasme impuissant qui confronte le Français au néant de ce qui lui donne son existence.
Blanchot va essayer de court-circuiter cette contradiction déchirante en se laissant aller pendant quelques mois aux dérives que la politique nationaliste avait toujours rendues possibles, mais devant lesquelles il s’était jusque-là retenu : d’un côté vers l’idée d’un noyau d’activistes prêts à recourir à la violence pour défendre leur idée de la France ; de l’autre, vers la dénonciation de l’étranger sous la figure du Juif. Mais, assez rapidement, il abandonnera ces extrêmes. En dernier recours, il tente de maîtriser l’écartèlement de la position d’où il profère ses libelles en lançant un appel à la dissidence. Mais c’est intenable, le Français rivé à son balcon et poussant des cris de plus en plus désespérés devant la montée des eaux cesse brusquement d’écrire. Tel Oreste dans Les mouches de Sartre, il disparaît juste avant la tombée du rideau, emportant avec lui la contradiction qui le déchire. Un an plus tard, on apprend que l’Académie française lui a décerné un prix réservé à « un écrivain de moins de 30 ans dont l’œuvre ou l’attitude témoigne de préoccupations plus spécialement spirituelles ». En mai 1940, il remet le manuscrit de son premier roman à l’éditeur Gallimard. Politiquement, on n’entendra plus sa voix [1].
Mais on ne passe pas aussi facilement l’éponge. En soi déjà, l’appel à l’action violente dirigée contre des individus suffirait pour exposer Blanchot à un jugement sans appel si, conformément à la position en surplomb qui demeurait la sienne, il ne s’était pas gardé de passer à l’acte. Tout autre cependant est l’opprobre auquel ses rares mais brutales saillies contre les étrangers et les Juifs l’exposent, et qu’aucun lecteur sérieux ne peut négliger. Il faut se rendre à l’évidence : la publication de ces textes aujourd’hui réactualise une question que, diversement motivés, bien des individus ont soulevée : à la lumière de la violence mais surtout de l’antisémitisme latents dans tout le discours politique que Maurice Blanchot fait sien dans les années trente et qu’il assume pleinement entre 1936 et 1937, comment ne pas conclure à la faillite morale de tout ce qu’il a écrit ? Si continuité il y a entre l’écriture de ces chroniques et celle pour laquelle il est connu aujourd’hui, est-ce que cela ne suffit pas pour dévaloriser totalement celle-ci ?
La réponse, répercutée sur le tard chez Blanchot lui-même, est généralement la suivante : il a changé, et cela non par un retournement de veste mais grâce à une sorte de conversion qui a servi de pivot entre deux mondes, deux êtres, deux « éthiques ». Et pourtant cette réponse est peu convaincante, s’accordant trop facilement avec le souci de reléguer aux oubliettes ce qui se pensait dans l’entre-deux-guerres. Or, c’est ici qu’intervient cet autre modèle explicatif : celui d’une continuité fondamentale entre la position du jeune homme des années trente et le Blanchot qu’on connaît. Continuité qui, on le voit mieux, est celle d’une idée, qu’on l’appelle « révolution », « refus », ou « insurrection », qui se maintient au-delà de l’effondrement d’un monde et du commencement d’un autre. C’est précisément sur cette continuité que ses détracteurs ne cessent de mettre l’accent pour dévaloriser l’œuvre de Blanchot. Mais voyons à quelle condition la continuité est maintenue. En 1960, il écrivait au sujet de Céline : « l’antisémitisme est la faute capitale », et ce verdict fait écho à celui devant lequel il s’est silencieusement incliné vingt ans plus tôt. En 1940, au lieu d’accepter une version travestie de l’idée-force qui l’habite en adhérant à la Révolution nationale, Blanchot se soumet totalement au clivage que cette idée inflige au sujet qu’il fut. Désormais, c’est au discours narratif qu’il confiera la tâche d’accueillir un « Français » désarticulé et réduit politiquement au silence, afin de mener à son terme le divorce qui s’est consommé entre la révolution et tout discours politique qui a la prétention de parler en son nom. C’est donc ce que Blanchot appellera ailleurs « un homme détruit » qui signera les écrits auquel il attachera son nom à partir de 1945 ; un « moi » qui n’en finit pas d’« expier » l’autorité qu’il s’était arrogée, en ne parlant qu’à partir de l’écartèlement que la révolution a introduit en lui. Sujet d’autant moins capable d’avouer la responsabilité qu’il porte, que le discours qui le permettrait s’est désarticulé avec lui ; mais qui est à la recherche — à travers le discours narratif — d’un langage qui sera en soi responsable, dans la mesure où il donnera le pas à l’autre auquel ma destruction me confronte, à la place de qui je fus.
Ce qu’on appelle le retrait politique de Maurice Blanchot n’en serait donc pas un, si c’est pour aller jusqu’au bout des conséquences de sa politique qu’il garde le silence à partir de 1937. Et quand il « reviendra » à la politique en 1958, c’est en continuant de garder ce même silence qu’il participera à l’élaboration d’un discours – la « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie » – qui est à la fois de nature collective, donc privé d’auteur, et motivé par le respect de l’autre considéré comme l’unique droit dont jouit un « moi ». Enfin, rencontrant de nouveau la « révolution » en 1968, s’il y intervient, c’est au titre de celui que la révolution a détruit, en élaborant une doctrine selon laquelle l’action directe passe derrière la relation à l’autre dans la parole.
C’est ainsi en fin de compte qu’on en vient à l’affirmer : il n’y a pas d’autre Blanchot. Entre les années trente et le reste de son siècle, il est toujours le même : révolutionnaire que la révolution a déboulonné de son socle de sujet souverain, et astreint à une recherche d’une responsabilité envers l’autre dans la parole. Recherche qui concerne tout d’abord cet autre qui est éminemment le sien, et demeure celui du monde occidental : le Juif.
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Que ceci soit bien clair : Blanchot n’a jamais signé un texte « maréchaliste ».