Ohran Pamuk dresse, dans un style digne du XVIIIe siècle, « le tableau de la vie à Istanbul entre 1969 et 2012, vue par de nombreux personnages ». L’ombre de Balzac et de sa Comédie humaine plane sur l’ouvrage, qui évoque les impressionnants bouleversements urbains et sociaux de la ville durant plus de quarante années.
Orhan Pamuk, Cette chose étrange en moi. Trad. du turc par Valérie Gay-Aksoy. Gallimard, 686 p., 25 €
Dans son premier roman, Cevdet Bey et ses fils (1982), Orhan Pamuk racontait la vie d’une famille bourgeoise depuis le début du XXe siècle, alors que le sultan Abdülhamid II régnait encore, jusqu’à l’aube du coup d’État de 1971. Les personnages de ces trois générations s’interrogeaient inlassablement sur leur identité, en rapport avec l’Occident. Avec cette nouvelle œuvre achevée en 2014, l’écrivain évoque la période contemporaine : 1968-2012, et choisit de décrire le quotidien d’un prolétaire. Ce changement de catégorie sociale lui a demandé un important travail d’enquête pour se familiariser avec ce milieu qui n’était pas le sien et dont on ne se préoccupait guère. Il a expliqué que dans certains quartiers, pour effectuer ses interviews, il devait être accompagné d’un garde du corps ! C’est dire les enjeux…
Cette volonté documentaire ainsi que la composition en sept parties, soigneusement balisées par des dates, autorisent à qualifier ce roman de « microhistorique » comme le souhaite Pamuk. En effet, la minutie du détail, la volonté d’exhaustivité, l’absence d’ellipses dans ce gros roman de 660 pages – que l’auteur affirme avoir abrégé ! – attestent du sérieux de l’entreprise. Scolarité, vie familiale, service militaire, activité professionnelle et truanderie des garçons de restaurant, des gardiens de parking et des releveurs de compteurs électriques sont décrits avec précision.
L’écrivain prend son temps et guide le lecteur dans les dédales urbains, sociaux et psychologiques d’Istanbul. Pour faciliter la lecture, les chapitres ont des sous-titres ; à la fin de l’ouvrage, se trouvent une chronologie mêlant les grandes dates politiques et les événements du roman ainsi qu’un index des personnages. Il manque cependant une carte d’Istanbul et de ses nombreux quartiers, dans lesquels le lecteur français se perd vite… comme le personnage principal à certains moments car, dans ce roman, nous ne sommes pas dans la ville historique mais dans sa vaste périphérie.
Le héros de ce livre, Mevlut, est un humble vendeur ambulant de yaourt et de boza, boisson fermentée à base de céréales, et donc légèrement alcoolisée (mais il ne faut pas le dire) qui eut beaucoup de succès à l’époque ottomane. Venu d’un village d’Anatolie centrale, il passera son existence à tenter de s’enrichir quelque peu, sans y parvenir, sauf à l’extrême fin du roman. C’est à travers lui que nous percevons l’existence harassante d’une population venue de toutes les régions de Turquie dans l’espoir de mener une existence plus prometteuse. En réalité, déboires, tromperies, avanies, escroqueries et exploitation jalonnent en permanence le récit et détruisent bien des illusions.
Ce marchand, néanmoins, n’est pas un personnage de roman réaliste mais bien plutôt de conte oriental. Il reste étonnamment serein, optimiste, tenace, dur au mal face à l’adversité. Même s’il éprouve un sentiment d’infériorité, la cruelle réalité ne parvient pas à l’entamer vraiment car il a une grande capacité à s’abstraire : Mevlut, au « beau visage enfantin », est souvent ailleurs. L’onanisme, intensivement pratiqué dans son jeune temps, soulage ses angoisses et limite ses interrogations face à une réalité qui le dépasse. Il ne se mêle pas de politique et refuse de s’engager dans ce qui pourrait le compromettre. Il garde une intégrité morale hors norme et se révolte peu face aux grandes injustices qui lui sont faites.
Ce personnage naïf et bon est évidemment un puissant révélateur, par contraste, de l’ignominie régnante. La pire machination dont il est victime et sur laquelle est fondé l’essentiel de sa vie est une trahison ourdie par son propre cousin, qui l’incite à enlever la jeune fille dont il a admiré les beaux yeux et à qui il a écrit de nombreuses lettres passionnées. Le rapt ayant lieu la nuit, Mevlut ne s’apercevra pas tout de suite qu’il est en compagnie de la sœur aînée de l’aimée ! Le traître de cousin est interloqué par l’absence de réaction violente de Mevlut, qui a pourtant bien compris qu’il a été joué. La résignation du personnage est sans limite ; sa récompense est qu’il va connaître un grand amour avec cette femme inconnue et sans beauté… En dépit de ses multiples déceptions, il est l’homme le plus heureux du roman.
Les villageois qui arrivent en masse dans les banlieues ignorent ce qui les attend. Passant de 3 à 13 millions, Istanbul devient un monstre qui s’étale à l’infini, de colline en colline, et dont les quartiers sont en perpétuelle transformation. De longues heures sont de plus en plus nécessaires pour la traverser dans des conditions de transport infernales. Chacun, non seulement s’échine pour survivre, mais doit s’efforcer d’arracher un lopin en prenant garde à le conserver, dans une ambiance de prédation généralisée.
Le « gecekondu », maison construite en une nuit sur un terrain de l’État, permet de s’abriter ; puis il convient d’améliorer son taudis ou de se reloger dans un quartier plus avenant. Le regroupement par village, confession (alévi), ethnie (Kurde), opinion politique (nationaliste ou gauchiste) s’impose pour résister aux pressions extérieures. La protection d’un caïd affairiste peut aussi grandement faciliter l’insertion. Le paysage urbain ne cesse de se métamorphoser : au fil des années, la mansarde devient une maison de quatre étages, puis une tour. Il faut savoir s’adapter rapidement alors que les trafics de titres de propriété, les accaparements, les expulsions, les spéculations grouillent, avec la complicité des institutions et de la municipalité.
Chacun essaye, à son niveau, de profiter de la manne immobilière. Mevlut réussira à arracher un appartement, évidemment sans vue et donnant sur le parking, mais la tour qui se construira à côté le vengera puisque les cousins des étages supérieurs auront leur vue bouchée ! Le bruit, la pollution, les travaux permanents, la boue sont la rançon d’une incontestable modernisation qui prend cependant l’allure d’une normalisation : « Il n’y avait plus de différence entre ce quartier et d’autres endroits d’Istanbul, tout n’était plus que béton, publicité, banques et restaurants de kebab. » Alors que l’on creuse les fondations d’un hôtel, est découverte une petite église byzantine que l’on détruit au plus vite pour ne pas ralentir les travaux.
Un regret toutefois : dans ce récit méticuleux, il manque un acteur de taille dont l’écrivain n’a pas voulu parler : le parti islamiste. Celui-ci n’apparaît qu’à la marge. Le thème religieux n’est incarné que par un sage soufi, qui rappelle le personnage du cheik dans Neige, auprès de qui Mevlut va chercher du réconfort dans ses moments de doute et de solitude.
Or, il est impossible qu’un homme du peuple comme Mevlut n’ait jamais eu affaire à l’activisme militant du parti islamiste qui a inlassablement travaillé les banlieues et qui est parvenu à gagner les pauvres à leur cause. Les kémalistes ne finissent pas, d’ailleurs, de payer le prix de cet abandon, indifférents qu’ils étaient au sort des humbles déracinés. Il eût été intéressant de voir à l’œuvre et fort concrètement les stratégies de séduction et de conquête très efficaces du parti religieux qui a changé le visage de la Turquie.
Pamuk alterne les voix des personnages dans une polyphonie qui leur permet de donner leur point de vue en corrigeant parfois ceux qui précèdent, comme s’ils lisaient le roman en même temps que le lecteur à qui parfois ils s’adressent directement ! Ce long roman se refuse à prendre tout à fait l’allure d’un feuilleton. Bien qu’admirateur de Dickens, Pamuk refuse le suspense et le pathétique. Il amortit l’effet des événements dramatiques, comme la mort de personnages importants, en les annonçant par avance.
Le lecteur sait également, d’emblée, que Mevlut ne connaîtra pas d’ascension sociale. Dénué de coups de théâtre et de rebondissements, le récit nous est conté sur un mode volontairement mineur. De même, si la vie de ces familles n’occulte pas les nombreux événements politiques tragiques qui se succèdent (expulsions des Grecs avec incendies d’églises, coups d’État, assassinats, persécution contre les alévis, intervention à Chypre, guerre civile entre nationalistes et gauchistes, massacres des Kurdes), ceux-ci ne sont qu’effleurés, comme des repères connus mais évoqués à la manière de catastrophes naturelles comme les tremblements de terre.
Certes, la grande Histoire ne change pas la vie de Mevlut. En revanche, la modernité le transforme en objet d’histoire : le conditionnement industriel des yaourts puis de la boza, ainsi que les exigences d’hygiène et les interdits frappant les marchands ambulants dans les rues modernes restreignent son champ d’action. Rien ne réussit pourtant à le décourager et, à la fin de sa carrière, il provoque curiosité et nostalgie, à tel point qu’on lui demande de pousser le célèbre cri – « Booonne bozaaaaaa… » – que l’on croyait bien ne plus jamais entendre.
Les seuls personnages porteurs de changement sont les jeunes filles qui s’enfuient, refusant le mariage arrangé. Le débat religieux et sociétal est permanent : les futurs mariés doivent-ils ne pas se connaître avant leur union, comme le souhaiterait le Prophète, ou bien peuvent-ils se fréquenter quelque peu ? Les thèses s’affrontent, mais des jeunes filles n’acceptent pas qu’on leur impose leur époux. Leur fuite est un scandale mais attire, quelquefois, l’estime de leur père et un surcroît d’amour de la part du fiancé abandonné !
De fait, les personnages féminins sont plus vivants et décidés que les hommes, davantage engoncés dans la tradition et le « code d’honneur ». Ils ne sont guère à leur avantage : « La plupart des hommes sont bourrus, irascibles et butés », « radins » et « battent leur femme ». Complètement incapables d’exprimer leurs sentiments, ils se perdent dans une phraséologie machiste, et en souffrent : « Personne ne nous a appris comment parler aux filles, les secrets de cette chose difficile. » Une femme songe finalement qu’il vaut mieux tout ignorer de son futur mari car « plus on connaît les hommes, plus c’est dur de les aimer ».
Devant les contradictions déchirant son frère qui recherche une femme docile mais dotée d’une forte personnalité, sa sœur est sur le point de lui dire : « Tu ne t’en rends pas compte, mais c’est une fille non voilée qu’il te faut. » Comme le gigantisme d’Istanbul et sa modernité n’ont en rien réduit la force écrasante du qu’en-dira-t-on, les femmes sont tenues d’obéir aux maris qui circonscrivent strictement leur espace de circulation dans le quartier. La vie familiale, pour les épouses, ne paraît supportable que grâce à la fréquentation de leurs sœurs et à l’omniprésence de la télévision – Dallas et La Petite Maison dans la prairie vident les rues.
Trois belles pages, toutes de questions commençant par « Est-ce juste que… ? », égrènent les indignations légitimes qu’une femme peut ressentir face à son mari, ses parents et ses enfants mâles. Le grand succès qu’a connu le roman en Turquie n’est certainement pas étranger à ce côté incontestablement féministe, dans une époque de régression intégriste.
Mevlut aime passionnément observer et déambuler dans Istanbul même si, la nuit, les meutes de chiens sauvages l’effraient. Il sent en lui « cette chose étrange » (expression inspirée par le poète anglais William Wordsworth) qui est la capacité à sublimer la perception ordinaire par une force poétique vitale. Elle procure un tel plaisir que ses promenades lui sont indispensables, la vente de la boza n’étant que secondaire. Véritable pèlerin, il cherche à « écouter ce que la ville lui disait », et « déchiffrer le langage des rues » lui inspire « de la fierté ».
À mesure qu’il vieillit et qu’Istanbul lui devient étrangère, Mevlut recherche les havres de tranquillité, évoquant le passé car il éprouve « avec plus d’acuité le béton, la dureté, l’effroi de la ville » et regrette « les anciennes fontaines couvertes de belles inscriptions ». Toutefois, lorsqu’il accède à une vue panoramique de la ville moderne couverte de gratte-ciel, il ressent une illumination : « il sentit que la lumière et l’ombre qui l’habitaient avaient quelque chose d’un paysage urbain nocturne » et comprend que « déambuler la nuit dans les rues de la ville lui donnait l’impression de se promener dans sa propre tête ».
Le lecteur sort passablement éreinté de ce roman qui montre la peine des humbles. Bien que Pamuk s’en défende, un grand pessimisme s’impose tant pour ce qui concerne la préservation du charme d’Istanbul que pour la capacité à réformer un état mafieux et endiguer une corruption tous azimuts. Une question s’impose : est-ce la malignité humaine qui a accouché du Léviathan Istanbul ou bien est-ce le chaos urbain qui a favorisé toutes les turpitudes ?