Les formes agitées et déconcertantes de l’Apocalypse balkanique

À la Halle Saint-Pierre, vingt-six créateurs des Balkans peignent, sculptent des formes agitées et déconcertantes, libres, angoissantes ou joyeuses. Elles expriment les fantasmes personnels, les mythes, les contes serbes, les croyances païennes ou chrétiennes, les cauchemars, les douleurs, des effets des dictatures et des guerres, les haines et l’espoir qui résiste.


Turbulences dans les Balkans. La Halle Saint-Pierre. 2, rue de Ronsard, 75018 Paris. 7 septembre 2017-31 juillet 2018

Catalogue officiel. Dirigé par Martine Lusardy. La Halle Saint-Pierre, 128 p., 29 €


Dans le catalogue, deux textes commentent les œuvres hétérogènes, disparates, dévorantes des Balkans : ceux de Martine Lusardy (directrice de la Halle Saint-Pierre) et de Nina Krstic (directrice du Musée d’Art Naïf et Marginal de Jagodina en Serbie). Ville serbe, Jagodina se trouve à une centaine de kilomètres de Belgrade. Ainsi, les créateurs des Balkans seraient des autodidactes visionnaires. Ils sont libres ; ils désirent ; ils délirent ; ils innovent ; ils composent ; ils gardent le grand héritage de l’art populaire ; ils imaginent des espaces singuliers ; ils luttent contre « l’asphyxiante culture », contre les censures, contre les conventions.

À bien des moments, les Balkans ont été une poudrière, une succession de fanatismes, de fureurs, de fièvres, de guerres civiles. Aujourd’hui, morcelés, les Balkans tentent d’exister loin du passé des conflits armés et des crises. Ces créateurs traduisent leur vie intérieure, leurs passions, leurs phobies, leurs tentations, l’angoisse, les attentes. Martine Lusardy cite alors certaines phrases du Gai savoir de Nietzsche ; impétueux, turbulents, ils auraient assez souvent subi « des naufrages et des catastrophes » et ils découvrent « un monde démesurément riche en choses belles, étrangères, problématiques, terribles et divines ». Les images de ces visionnaires seraient des poèmes énigmatiques, des révélations mystérieuses, des illuminations.

« Fugacité belgradoise », par Dragan Radović Magični Čica (2016) © Coll. privée

Selon Nina Krstic, le musée de Jagodina est créé en 1960 comme une institution nationale de la protection de l’art naïf et marginal ; il s’oppose à l’académisme, au conformisme, à l’amateurisme, au dilettantisme. En plus de cinquante ans, le MNMU a organisé près de 700 expositions en Serbie et à l’étranger ; il a multiplié les publications sur ces visionnaires, sur une vitalité violente, sur la vigueur, sur leurs œuvres… Ces dernières années, en Serbie, de nouveaux lieux ont ouvert leurs portes, parallèlement au MNMU. Aujourd’hui, des usines en friche, des entrepôts, des cinémas et des théâtres délabrés deviennent des « espaces alternatifs » : les groupes d’artistes de la jeune génération, les associations d’art brut, les galeries. En particulier, à Belgrade, à partir de 2014, un centre culturel autonome : la Matrijarsija. Elle propose un vaste réseau de productions, d’actions, de diffusions, d’affiches, de revues, d’expositions liées à des musiques originales, des spectacles et des performances. Matrijarsija (« le matriarcat ») serait loin du Patriarcat (une institution dirigeante de l’Église orthodoxe serbe et garante de l’ordre hiérarchique) ; elle se situerait du côté des féministes, du côté des révoltés, de ceux qui se méfient des puissants et des riches, de l’underground, du côté de la rébellion. Ainsi, cette étrange non-structure propose un festival, une réunion de collectifs informels ; Matrijarsija serait un générateur de réalisations tumultueuses.

Peintures, sculptures, photographies des Balkans donnent à voir les reflets des traumatismes des guerres, les turbulences dans l’art et dans la culture, la liberté, la subversion. Ces visionnaires tissent le réel et l’irréel ; ils surmontent leurs angoisses, le désarroi, parfois l’enfermement des prisons et des hôpitaux, l’aliénation, les troubles psychiques. Ils sont souvent des non-alignés, des contestataires permanents, des mutins, des dissidents ; ils résistent ; ils protestent et tiennent tête ; ils trouvent des sursauts, de nouvelles formes, des réveils.

« Rêve », par Vojislav Jakic (1997) © MNMA

Jakic (1932-2003) a eu une enfance difficile ; fils d’un prêtre orthodoxe du Monténégro, il est mal vu par les autorités communistes ; à Belgrade, il suit, le soir, des cours de dessin et de sculpture ; dans cette école, il trouve un refuge nocturne. Il entreprend ensuite la rédaction de sa longue autobiographie intitulée Sans logis ; ses dessins mêlent des événements réels et des terreurs imaginaires. À l’encre de Chine, il représente des géants qui dévorent les humains ; certains dessins minutieux sont longs de six mètres ; les monstres s’agrippent, pullulent.  Il précise certains titres : Dessin meurtrier (1973), Jours noirs (1997), Les forces du Mal (1999). Ses figures seraient les cauchemars de la société contemporaine. En un memento mori, il inscrit : « Ceci n’est pas une peinture mais une sédimentation de la douleur. »

Né en 1966, Mora refuse d’entrer à l’Académie des Beaux-Arts. Il effectue son service militaire et reste réfractaire à tout règlement. Puis il peint une foule d’anges et d’âmes qui s’envolent vers un ciel jaune, ou bien les architectures célestes. Ou encore, une jeune fille flotte dans une atmosphère glauque : Elle a perdu le contrôle (1987).

« Saint George tuant le Dragon (46) », par Matija Stanicic (env. 1976-1977) MNMA

Matija Stanicic (1926-1987) a travaillé comme femme de ménage chez certains artistes reconnus de Serbie. Elle meurt dans l’anonymat et on l’enterre dans une fosse commune. Après sa mort, on découvre ses peintures de 1976-1977. Elle peint son autoportrait, Matija en robe de deuil ; elle représente sur papier un cheval vert et un immense serpent cornu. Une œuvre s’intitule Une sorcière ; une autre peinture montre la rencontre de deux amoureux. Ivana Stanisavljevic (née en 1977) a été une athlète de haut niveau en course et saut en longueur. Issue d’une famille de sculpteurs, elle peint un Château sur roues (2003) ; ou bien elle invente Une voiture (2006) : le châssis est constitué par des corps humains nus avec des roues et un volant.

Né en 1975 à Skopje, Goran Stojcetovic étudie la peinture et la musique, mais en même temps il rejette l’autorité ; il subit l’addiction à l’alcool, les luttes de rues, les arrestations de la police. Puis, avec un autre artiste, ils entament une collaboration fructueuse ; et deux ans après, il organise des ateliers pour les orphelins. En 2015, il dirige un atelier d’art brut à la clinique psychiatrique de l’Académie médicale militaire de Belgrade. Milan Stanislavjevic (né en 1944), lui, sculpte des troncs noirs centenaires. Il dresse les aiglons, une autruche, un singe, un prophète austère, une main massive, un obélisque où s’unissent l’amour et la haine. Ces animaux hiératiques seraient les gardiens des temps préhistoriques, les messagers qui vont vers le futur, les esprits des civilisations perdues.

« Aiglon », par Milan Stanisavljevic (1988) © MNMA

Barladeanu (né en 1946) crée de grands photogrammes ; il colle soigneusement des images de magazines ; il raconte des récits ironiques en des thèmes politiques et culturels ; il invente un imaginaire pop et surréaliste. Bosilj (1895-1972) peint les scènes bibliques, les légendes serbes en couleurs vives et joyeuses : Miss Iliade (1969), Le culte des Mages (1966), Les cavaliers de l’Apocalypse (1966), Marc et l’Arabe aux trois têtes (1968), Deux créatures ailées (1968). Sur les tableaux, les chevaux, les êtres monstrueux dansent et tournent.

Omca (né en 1981) peint les pieuvres, les serpents qui sont des paraphes, des yeux géants, les crânes, les jambes de femmes (avec des souliers rouges), un faune moustachu. Il s’inspire des miniatures médiévales et de l’art aborigène. Ses œuvres se nomment (selon lui) des « mandalas pervers » ; elles sont aussi cocasses…

Et tel autre créateur donne à voir saint Georges qui chevauche un éléphant jaune et qui tue le dragon diabolique.

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