Favola in musica

La pensée est un théâtre mental dont nous sommes les spectateurs intimes. Chaque jour, chaque nuit, il s’y joue des pièces auxquelles nous ne pouvons nous dérober, reclus que nous sommes, avec notre chair opaque, dans un coin obscur de la salle, à regarder et surtout à entendre. Car les acteurs, et même les décors, sont des mots, tous ces mots qui nous habitent à notre insu et sur lesquels nous avons si peu de contrôle, porteurs de nos pulsions et de nos peurs.


Gérard Pfister, Ce que dit le Centaure. Arfuyen, 198 p., 16 €


C’est d’un tel constat que part Gérard Pfister dans son dernier livre, Ce que dit le Centaure. Ainsi qu’il l’écrit dans son introduction : « Les mots se reproduisent, se multiplient comme des virus. Actifs, réactifs. Tensions, pulsions. Les mots sont des affects. Fantasmes, fantômes. Non certes ces inoffensifs miroirs que nous voudrions croire. » Face à ce chaos de paroles parfois disparates qui nous assaillent et qui n’ont que trop tendance à vouloir nous engloutir, il se met alors à l’écoute de lui-même, « aux limites de l’inconscient », et croit repérer, dans ce fatras, des voix récurrentes, au caractère obsessionnel, qu’il identifie à des figures mythiques qu’il va mettre en scène, et même en musique verbale en jouant sur les variations. Car ce grand amateur d’art lyrique – il a d’ailleurs mis en exergue une citation tirée d’Orfeo, de Monteverdi – a construit son œuvre comme un opéra en trois actes, avec seulement trois personnages allégoriques : Le Temps, Le Songe, Le Chant.

Ce qui se joue là, au creux de la chair obscure mais sous la lumière des mots, c’est une sorte de tragédie métaphysique dont nous sommes les spectateurs les plus intimes. Le livre commence par une vision paradisiaque de la Nature qui est, pour ce poète, un « autre nom du Temps ». Il y a comme un bonheur d’être là, dans le temps et l’espace, ce merisier, ce pré, cette montagne et « dans le ciel impeccable un seul nuage suspendu ». Puis l’oiseau vient se poser sur une branche et il chante. « Il ne sait pas d’où cela vient », tout ce souffle qui lui emplit la poitrine, et il « ne craint pas le néant qui le hante », il ne craint pas la mort. Ainsi le Temps est-il comme le rêve d’un enfant, jeu et insouciance. Faisant implicitement référence à Héraclite, l’auteur le voit comme un écoulement, un passage, et il a plus à voir avec l’écoute qu’avec le regard.

Gérard Pfister, Ce que dit le Centaure

Gérard Pfister

Mais soudain, ce bonheur innocent est menacé. « Le langage a retenti comme un tonnerre », écrit Pfister. Le Songe, qui est langage dans toute sa violence, vient de faire irruption sur la scène mentale :

« je nomme

et tout

arrive

et tout est là

rien

ne peut

s’égarer

rien

ne s’éteint

tout est sauvé

du temps

du fleuve… »

S’inscrivant dans le temps, l’homme est fatalement mortel, mais il porte en lui un rêve d’immortalité. Comment résister à l’écoulement, retenir toute cette eau qui fuit entre les doigts ? En nommant les choses et les êtres, en les fixant par le Verbe. Le langage aurait pu se faire complice de la Nature, accepter d’être dans la fluidité du temps, mais c’était sans compter sur la volonté qui habite l’homme de tout régenter par la pensée qui est constituée de nos mots. Cette volonté de puissance est ravageuse. Elle accapare et détruit. En voulant soustraire les choses à leur propre devenir, les transformer en objets de langage pour notre profit, elle ne fait que les contraindre à une présence sans nous, nous renvoyant à notre propre absence au monde, substitut dérisoire de l’immortalité.

Dans le livre de Gérard Pfister, la violence du Songe, portée par le langage, va en s’exacerbant jusqu’à s’incarner dans la figure du Centaure. Mi-homme, mi-cheval, il s’élance sur les champs de bataille, avide de sang, voulant porter toujours plus loin son rêve de gloire, ce songe qui le hante et dans lequel transparaissent les épopées parmi les plus meurtrières de l’Histoire, celles de Napoléon et d’Alexandre le Grand.

Gérard Pfister, Ce que dit le Centaure

« Le centaure au violoncelle », par Odilon Redon (vers 1875)

Mais il existe une possibilité de rédemption : réconcilier le Temps avec le Songe, la nature avec le langage. C’est le Chant, le troisième personnage. De même que les centaures, aux instincts brutaux, trouvent leur figure exemplaire dans le centaure Chiron – d’une autre ascendance il est vrai –, surnommé le « Sage » en raison de sa science et qui fut l’éducateur, dans la mythologie grecque, de Thésée, Héraclès, Esculape, Ulysse et Achille, de même le Chant, dont Orphée est le meilleur interprète, élève le langage comme pure temporalité, « la vibration des jours dans la chair ».

Telle est la Fable, « la « Favola in musica », que nous propose Gérard Pfister dans son livre. Ainsi qu’il l’écrit dans son introduction : « Sur la scène, ce ne sont que des mots et ce qu’ils jouent, ce n’est que leur histoire. Et notre joie est dans cette représentation et cette révélation qui nous libèrent de l’illusion du langage. Quand la parole s’accepte comme fable – création de mythologies –, quand la fable se libère d’elle-même dans le chant. »

À la Une du n° 40