Le titre est un trompe-l’œil. Au lecteur il évoque la photographie bouleversante de cet enfant retrouvé mort sur une plage turque il y a deux ans, le scandale de la guerre, le cauchemar des réfugiés. Sous la plume de Pierre Demarty, il n’annonce ni un roman fondé sur l’actualité, ni une réflexion d’ordre politique ou moral, mais devient le prélude à la description d’un sentiment, d’une sensation physique de fêlure et de néant. Le petit garçon sur la plage dévoile le talent d’un écrivain qui s’aventure avec bonheur du côté de la prose poétique et plonge au cœur de l’intériorité de l’homme à partir d’une image, d’un aplat glaçant.
Pierre Demarty, Le petit garçon sur la plage. Verdier, 123 p., 13 €
Tout commence par une description répétitive, obsessionnelle, de cette photo scandaleuse : les deux minuscules chaussures que la mer n’a pas emportées, le T-shirt rouge, le sable humide. Le ton est neutre, anonyme, la description de la photo est ponctuée de « il y a », de « on ». Personne ne sait qui parle. Le lecteur doit patienter, lire de près, repérer les détails de l’écriture et de la photo, « un assombrissement léger de l’eau et du sable », tout ce qui fait que l’enfant n’est plus vivant ni mort, deux mots que ne prononcent pas l’écrivain. Il préfère scander sa description de cet étrange et long adverbe quintasyllabique, « impossiblement », qui rappelle le « mêmement » de Jean Échenoz, un écrivain qui semble appartenir à son univers.
Alors impossiblement on passe à une seconde photo d’enfant sur la plage, un double de ce gisant miniature. Loin du commentaire et de l’analyse, l’auteur déréalise son sujet et l’emporte dans une photo imaginée, celle de ce deuxième enfant au pied d’une falaise, sur une « plage très sombre et où on ne peut pas s‘allonger, ni bâtir de châteaux, qui de plage, à vrai dire, mérite à peine le nom », un pan de paysage marin qui s’anime peu à peu, chahuté par les « flammes d’eau », une mer « mousseuse, froide et folle ». De la photo vous êtes passé au photogramme, à une image animée, sans couleurs ni lumière ni sons. « Puis l’image disparaît brusquement. Comme tranchée net, d’un coup, guillotinée sur le cri du petit garçon sur la plage. Et laissant l’œil seul avec ça, fixé sur le noir, coupé. »
L’auteur vous demande encore un peu de patience, jusqu’au moment où vous comprenez que c’était un film vu par un homme dans une salle de cinéma, un père de famille désemparé par le vide des vacances, le départ de sa femme et ses deux fils, le désarroi de celui qui ne sait plus que faire de cette vie privée des siens. Cet homme est l’œil du récit, sa conscience, et c’est un cœur qui s’effondre, un être saisi d’effroi devant ce film d’épouvante, médusé, brisé par la fin qui s’achève sur l’image d’un enfant qui hurle et rappelle l’autre, celle des réseaux sociaux, enfant « abandonné deux fois, déserté dans les images et hors les images. » Le film d’horreur s’achève, rappelant de loin l’angoisse que mit en scène un Polanski. Le spectateur transpercé est paralysé, « reste longtemps assis dans le silence, seul, dans l’odeur du cinéma […] les arômes mélangés, aigres, des gens qui étaient là, l’odeur rouge du feutre fatigué des fauteuils, celle blanche du long brûlement du faisceau qui a projeté les images et où finissent maintenant de voleter d’infimes moucherons de lumière nerveuse, et l’odeur encore, le suint amer… » Le lecteur est aussi égaré, ne sachant plus où se situe la frontière entre le dehors, l’actualité, le film, bousculé dans ses repères existentiels.
Le petit garçon sur la plage est le récit de cet effroi, cette commotion, cette découverte de la mort, du rien, et la force du livre de Pierre Demarty est d’arriver à le signifier en jouant avec la prose, en creusant la langue, en s’autorisant des néologismes, des infimes maniérismes, en surprenant son lecteur au moment où son attention se relâche. « Il voudrait s’endormir ainsi, comme on croit que s’endorment les enfants : vite et le ventre noué, dans l’emmêlement de la peur et de la hâte, dans la crainte impatiente de descendre tout au fond de la nuit, rejoindre le peuple familier des rêves, des monstres et des images. / Dans la certitude des fantômes. »
Pierre Demarty excelle à produire ces images paradoxales, ces contradictions, ces bizarreries, telle cette « crainte impatiente », cette « certitude des fantômes », ou plus loin la « pagaille fixe des jouets » laissée par les enfants partis, immobilité chaotique si évocatrice, tel un fragment de nature morte surréaliste. Il révèle un art des associations inattendues, d’une poésie de l’incongru, déplace, joue avec les dimensions, intrique les plans du réel, du rêve, de l’image fixe et de l’image mouvante. Il ose les inversions, les dérèglements de mots, les figures de style, ainsi quand il évoque la violence du monde au fil d’une litanie de propositions circonstancielles : « Quand il fracasse le crâne de sa femme contre un radiateur. Quand elle met son bébé dans la machine à laver et qu’elle appuie sur le bouton. Quand il noue la corde à la poutre de la grange […] Quand ils font irruption dans la salle de rédaction. […] Quand se dresse au-dessus du village une vague plus haute que l’autre… »
Il livre un récit sans action, sans mise en scène et sans dialogue. Avec quelques défaillances, c’est vrai, mais il prend des risques, il ose, et parvient à dire ce qui est le plus difficile, le choc, la perception du vide, la dépression intérieure, la solitude absolue et la perte, l’impression que le monde défaille, se défausse, vous échappe par une violence soudainement dévoilée. C’est assez rare pour le saluer. L’auteur, le narrateur et le personnage disparaissent. La photo du petit garçon initiale (ce petit Syrien sacrifié par la guerre et livré au regard des réseaux sociaux de la planète-poubelle) n’est datée que page 94. Il reste des mots magnifiquement maîtrisés et souvent superbement agencés. Et un éloge du silence à l’heure des actualités qui envahissent jusqu’à la production littéraire, à l’image de cet homme muet, paniqué, sujet hypra-sensible qui ne fait qu’éprouver et voir : « Le silence lui va, comme à d’autres le rouge ou l’ordre du monde », exemple de phrase éblouissante, un de ces éclats de verre dont le récit de Demarty est frappé. Il reste aussi un éloge de la vie, « le brouet coloré des corps électriques comme des anguilles, terriblement vivants, dans la cohue, l’effroyable et joyeux grouillement des enfants. » Car sous l’effroi perce la joie.
Et la colère. Il faut lire les quatre pages qui forment une longue phrase énumérant sans la hiérarchiser toute l’actualité du 3 septembre 2015, « les gilets de sauvetages qui ont remplacé des bikinis », les quarante-cinq millions de followers de Kim Kardashian, la mort de Denis Roche, « le poète qui trouvait la poésie inadmissible »… Pierre Demarty ne s’indigne pas. Il préfère inscrire ses pas dans ceux de ce poète et photographe encore proches de nous, déposant sur la grève ce récit resserré, travaillé, aussi audacieux du point de vue littéraire qu’il est retenu du point de vue moral. C’est ainsi qu’il surprend et révèle une belle indépendance et une vraie personnalité d’écrivain.