Pour la promotion de son seizième roman, Zero K, Don DeLillo est venu à Paris, où En attendant Nadeau a pu le rencontrer.
Don DeLillo, Zero K. Trad. de l’américain par Francis Kerline. Actes Sud, 297 p., 22,80 €
Vous dites que Zero K est né d’une image – la Convergence –, et d’une phrase, la première du roman : « Tout le monde veut posséder la fin du monde. » Comment avez-vous réuni ces deux éléments ?
Cette phrase m’est venue de nulle part. En ce qui concerne la Convergence (le laboratoire souterrain de cryogénisation), à l’origine je me la représentais autrement, avant de la situer sous terre, pour la protéger des perturbations. Mais on ne peut surestimer l’importance de Jeff Lockhart, le narrateur : sa voix douce et sa force vis-à-vis de son père. Je l’imaginais dans les rues de New York ainsi que dans les vastes passages de la Convergence : ce jeune homme se promenant seul le long d’un large couloir dont les portes ne s’ouvrent pas, passant sous des écrans qui affichent des images incompréhensibles.
Comme dans Cosmopolis, l’image – des foules d’hommes et de femmes en train de courir – se transforme quelques instants plus tard en réalité.
Cela arrive lorsque Jeff marche dans le sens des écrans, qui semblent être conçus uniquement pour lui. C’est surréel, on devrait considérer Zero K comme un roman demi-surréaliste.
En France, votre œuvre est souvent classée dans la catégorie « roman d’anticipation ». Cette étiquette vous convient-elle ?
Non. Plus qu’autre chose, je me contente de suivre les phrases. Et encore plus dans l’écriture de ce roman, où je me suis promené à côté de Jeff Lockhart. Je procédais par instinct : la relation qu’avait Jeff avec sa mère Madeline, ainsi qu’avec Artis, sa « belle-mère » – appellation curieuse en ce qui la concerne.
Vous vous intéressez aux promeneurs. Par exemple, vous avez eu l’idée de Libra en imaginant ce que voyait Lee Harvey Oswald pendant ses promenades dans le Bronx, où il a vécu en même temps que vous. Y a-t-il un parallèle entre les rues de New York et les couloirs de la Convergence ?
Oui. À la base, il y avait l’image de Jeff qui avance, il marche tout simplement, encadré par cette immense technologie. Jeff se construit phrase après phrase, page par page, je n’avais qu’à le suivre.
Vous avez grandi dans le Bronx mais vous écrivez exclusivement sur Manhattan.
Manhattan a été une découverte, même si, enfant, il n’était qu’à une heure de chez moi. Je me souviens de la première phrase de mon premier roman (Americana) : « Puis arriva la fin d’une autre année morne et blafarde. » Ce que je voyais, c’était une rue bondée à Manhattan. Cela dit, mes premières nouvelles se déroulaient dans le Bronx. Certaines sont inédites, je n’ai pas les manuscrits, d’autres ont été publiées dans d’obscures revues, mais elles n’ont pas été mises dans mon recueil. Il faudrait que je les relise un jour.
Enfant, vous lisiez des bandes dessinées de super-héros. Lesquelles ?
Superman et Batman. L’un des deux disait « Shazam ! », c’était son sésame, « S » pour Salomon, « H » pour Hercule, « A » pour Atlas, « Z » pour Zeus, « A » pour Achille, et « M » pour Mercure. Ce souvenir remonte à mes dix ans [1].
Vous ne lisez plus les comics ?
Non, et je ne chuchote plus « Shazam ! » quand je traverse une rue bondée.
À partir de l’écriture des Noms, entreprise lorsque vous viviez en Grèce, vous avez commencé à remarquer la forme graphique des phrases.
Je ne cherche pas cet effet, il m’arrive de temps à autre. Voici un exemple dans Zero K: « Sky pale and bare, day fading in the west, if it was the west, if it was the sky [2]. » Ce qui me plaît, c’est « pale and bare » p-a et b-a, puis d-a et f-a, et ainsi de suite. Tous les mots sont monosyllabiques, à part un seul, de deux syllabes. Et puis il y a des affinités entre la forme graphique des lettres et celle des mots.
C’est intraduisible.
Vous avez raison. Je n’y pense pas, je ne suis pas confronté à ce problème.
Pour ce qui est de la forme de la Convergence, s’inspire-t-elle d’un endroit réel ?
Je n’ai pas clairement visualisé la Convergence, à la différence des sites imaginés dans mes romans précédents. Même le niveau le plus bas du complexe, Zéro K – avant que je ne commence à le décrire –, n’a pas revêtu un aspect visuel. À la fin, il est toujours resté assez flou, à part ses longs couloirs.
La Convergence est située dans le désert, ce qui rappelle la géographie de L’Étoile de Ratner et de Point Oméga.
J’ai grandi à New York et puis, à l’âge de vingt-deux ou vingt-trois ans, j’ai voyagé dans le Sud-Ouest. Cela m’a beaucoup impressionné, je me suis dit : « ceci est l’Amérique ». J’ai visité une piste d’essai pour des pneus : des voitures qui tournaient autour de la piste pendant des jours, des semaines, des années, et dont les conducteurs s’endormaient parfois au volant. Cette image m’est restée à l’esprit, je crois qu’elle apparaît vers la fin de mon premier roman. Et puis ma femme est du Texas. Nous avons voyagé plusieurs fois dans le Sud-Ouest, dont j’aime les paysages.
Pour revenir à Manhattan, dans Zero K, votre fascination pour ses rues atteint son point culminant à la fin, quand, au fond du bus qui traverse l’île de l’ouest en est, Jeff observe le garçon en train de regarder le soleil, dont les rayons sont parfaitement alignés avec la voie. Cela fait penser à la conclusion de Cosmopolis, à l’extrémité ouest de la 47ème rue. Avez-vous pensé à une rue en particulier ?
La 47ème rue a-t-elle un bus ? Ça a dû être la 42ème. Cet épisode m’est vraiment arrivé il y a quelques années : je me trouvais dans un bus qui se déplaçait d’ouest en est, on n’était que quatre passagers, et il y avait ce garçon qui regardait les rayons du soleil par la vitre de derrière, en poussant des cris admiratifs. Quand je me suis retourné, j’ai été frappé par le coucher de soleil, la façon dont les rayons illuminaient mes mains, l’étrange luminosité de tout cela. Je l’ai oublié pendant cinquante ans, jusqu’au jour où je m’en suis souvenu : j’ai compris que ce serait la dernière scène de Zero K.
Le soleil s’aligne-t-il vraiment avec les rues de cette manière ?
Deux fois par an. Ce phénomène s’appelle « Manhattanhenge », d’après Stonehenge.
Quelle que soit la spécificité géographique de chaque roman, New York semble rester pour vous l’archétype. Que ce soit à Manhattan ou à l’étranger, l’« américanité » de votre héros est mise en relief par sa rencontre avec des étrangers.
Il s’agit de savoir comment l’Américain est vu par les autres, de déterminer ce que c’est qu’un Américain. Identifier la nationalité d’un personnage aide parfois à trouver son essence. Bien évidemment, j’ai une prédilection pour les personnages américains.
Vous avez façonné votre propre syntaxe américaine, tout à fait inimitable.
Je ne sais pas d’où elle vient, je n’arrive même pas à comprendre ce que les autres y voient. On m’appelle « postmoderniste », mais je ne me reconnais pas dans cette école. Je me définirais plutôt comme « moderniste ».
Avez-vous eu des modèles littéraires ?
Parmi les écrivains que j’aime lire figurent James Joyce, Hemingway, Faulkner, Steinbeck et Flannery O’Connor. Souvent je songe à la première phrase d’Ulysse (« En majesté, dodu, Buck Mulligan émergea de l’escalier, porteur d’un bol de mousse à raser sur lequel un miroir et un rasoir reposaient en croix »). Les deux ou trois premiers chapitres m’ont procuré beaucoup de plaisir, assis dans mon studio, avec le soleil qui traversait la fenêtre.
En effet, on peut faire un parallèle entre votre intérêt pour les rues et celui d’Hemingway pour les rivières. Pour ne pas évoquer un certain stoïcisme que vous avez en commun.
Quand j’étais à la fac, à Fordham, j’avais l’habitude de traverser le campus en compagnie d’un ami avec qui on parlait en « hemingway », c’était à la fois une parodie et un hommage.
Une autre expérience formatrice a été l’assassinat de JFK. Dans une interview, vous avez dit que si cela ne s’était pas passé, vous n’auriez peut-être pas écrit.
Ça m’a beaucoup marqué. Cela a pris un certain temps, puis j’ai commencé à rédiger Americana trois ans plus tard. À la fin d’Americana, le héros, David Bell, loue une voiture quelque part dans le Texas pour gagner l’aéroport de Dallas. Et dans le dernier paragraphe, il suit la route du cortège présidentiel. J’ai trouvé cette chute assez forte, ce qui m’a fait comprendre qu’il fallait réfléchir davantage au 22 novembre 1963.
Cet assassinat est-il à l’origine de l’ambiance paranoïaque de vos romans ?
Ce n’est pas moi, mais notre société qui est devenue paranoïaque suite à l’assassinat, en remettant en cause la thèse du tueur solitaire.
Que vous rejetez aussi.
En effet.
Mais, dans Zero K, il ne s’agit pas de paranoïa : la technologie de la cryogénisation existe réellement.
C’est exact. Il y a même eu le projet de construire un complexe au Texas.
On retrouve dans la Convergence un motif récurrent de votre univers romanesque : la confusion entre l’être humain et le simulacre. Par exemple, des mannequins enterrés dans des catacombes, ou des hommes cryogénisés devenus des œuvres d’art.
Il s’agit là d’un aspect de la Convergence qui défie la raison et l’analyse.
Confronté à ce projet mégalomane de son père, Jeffrey passe son temps à rechercher des définitions, à nommer les choses. Est-ce une forme de résistance ? Est-ce pour se différencier de son père ? Les mots s’opposent-ils au pouvoir ?
Je ne sais pas si je l’ai mis dans le roman, mais cela vient du fait qu’il a grandi avec sa mère, Madeline, qu’il aimait beaucoup.
Une fois dans la capsule cryogénique, Artis n’arrive pas à se différencier des mots qu’elle entend. Artis devient elle-même cette série de mots.
Elle commence à réfléchir en mots, à la fois à la troisième et à la première personne. D’une certaine façon, elle se divise en deux. En même temps, elle ne comprend pas complètement ce qu’elle dit, ni pourquoi elle le dit. Cette partie du livre (qui se trouve au milieu) constitue la dernière chose que j’ai écrite, sinon Artis n’aurait pas été suffisamment présente. Pourquoi avoir choisi et la troisième et la première personne ? À la fin du roman, on trouve la réponse, c’est Jeff qui la fournit : « Je pense à Artis dans la capsule et j’essaie d’imaginer, contre toute raison, qu’elle est en mesure de profiter d’une conscience minimale. Je pense à elle dans un état de solitude virginale. Pas de stimulus, pas d’activité humaine susceptible de provoquer une réaction, pas la moindre trace de souvenir. Puis j’essaie d’imaginer un monologue intérieur, le sien, autogénéré, ininterrompu peut-être, la prose d’une voix à la troisième personne qui est aussi sa voix, une forme d’incantation dans une tonalité basse. » J’ai suivi cette description lorsque j’ai écrit la partie centrale du roman.
Alors c’est Jeff qui invente la voix d’Artis ?
Exactement. C’est un roman à la première personne.
Donc, d’un côté, les mots – portés par Jeffrey et Artis –, et de l’autre, la finance, incarnée par l’île de Manhattan ?
Cela se voit dans plusieurs de mes romans, par exemple à travers de longues limousines blanches (Cosmopolis). En me promenant sur la partie basse de Broadway, près de Wall Street, j’ai découvert un immeuble qui portait une inscription décrivant un évènement historique, le dynamitage de l’immeuble par des anarchistes. C’était dans les années 1920 ou avant, cela m’a laissé une forte impression, je crois qu’ils étaient italiens.
L’obsession de l’argent empêche-t-elle des milliardaires comme Ross Lockhart de vivre l’instant présent ?
Je crois. Bien entendu, l’élan vital de Jeff le conduit dans la direction opposée.
Propos recueillis par Steven Sampson
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En réalité, il s’agit de Captain Marvel, rebaptisé depuis 2011 en Shazam : « Dans un tunnel de métro abandonné, Billy Batson, un jeune garçon orphelin, rencontre un vieux sorcier de la Grèce antique répondant au nom de Shazam qui avait combattu le mal pendant plus de 5 000 ans. Le vieil homme, trop âgé pour continuer la lutte, désirait trouver une personne digne de lui succéder. Son choix se porta sur le petit Billy.
Dès lors, en prononçant le mot SHAZAM, Billy acquiert la sagesse de Salomon, la force d’Hercule, l’endurance d’Atlas, la puissance de Zeus, le courage d’Achille et la vitesse de Mercure. » (Wikipédia) -
Traduit par « Ciel pâle, nu, jour déclinant à l’ouest, si c’était l’ouest, si c’était le ciel. »