Des femmes du Midwest

Laura Kasischke est une des romancières américaines les plus appréciées du public français. Esprit d’hiver, glaçant et bouleversant récit dont elle a le secret, avait d’ailleurs paru d’abord en français en 2013. Si un inconnu vous aborde est son premier recueil de nouvelles traduit en français. C’est la nouvelle maison d’édition lilloise Page à Page qui publie ce somptueux recueil et qui avait ouvert son catalogue par la traduction du premier recueil de poésie de Laura Kasischke, Mariées rebelles (1992), en 2016. La forme de la nouvelle permet à l’auteure américaine d’exercer avec encore plus d’acuité son regard tranchant et de faire de chaque texte un bijou d’angoisse insolite.


Laura Kasischke, Si un inconnu vous aborde. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Céline Leroy. Préface de Véronique Ovaldé. Page à Page, 189 p., 18 €


Mais comment rendre compte avec justesse, avec précision, de ce qui nous trouble autant dans les textes de Laura Kasischke, tant cela est intime ? Ce quelque chose qui se diffuse, qui continue de s’immiscer en nous, au fil des livres, dans sa poésie et dans ses nouvelles aussi, impression largement confirmée par la lecture de Si un inconnu vous aborde. Au premier abord, des femmes du Midwest, des vies qu’on pense rangées, ou qu’on espère rangées. Pourtant, il y a toujours cet infime moment où tout bascule, ce tressaillement où nous savons, ou plutôt où nous sentons, que l’imminence du tragique est là. La catastrophe plane, et son imminence nourrit l’angoisse. Cette catastrophe que l’on pressent est à la fois grandiose et infime, dans la mesure où sa plus puissante force de déflagration demeure secrète.

Dans les nouvelles qui composent le recueil, Laura Kasischke cultive cet art d’exposer en pleine lumière les recoins les plus cachés, ces replis qu’on aimerait ne jamais partager, voire ne pas connaître. L’âme et ses petites peaux arrachées, une à une, devient cette masse sanguinolente que l’auteure excelle à examiner, scrupuleusement. Lorsqu’on lit dans un entretien donné à la revue La Femelle du Requin (printemps-été 2017, n° 47) que Laura Kasischke écrit en procédant à des « associations libres », se surprenant elle-même d’ailleurs dans les différentes manières dont ses textes peuvent évoluer, on peut peut-être mesurer combien ces entrelacs de motifs associés, combien cette liberté de la vision, et de son expression, exercent sur le lecteur une emprise contre laquelle il pourra difficilement lutter. Auteure et lecteur sont délicieusement pris dans ce jeu imprévisible des associations, dont émerge toujours quelque chose de beau.

C’est aussi ce qui participe au trouble. L’amas déniché dont on se demande quelle est exactement la substance, si répugnant qu’il puisse paraître, est aussi de toute beauté. La nouvelle « Mona », qui ouvre le recueil, montre une mère curieuse des possibles secrets de sa fille adolescente. Déchaînée par l’angoisse taraudante de découvrir, prise d’une frénésie de savoir, alors même que les premières lignes sonnent comme une sage mise en garde : « Ils lui avaient bien dit, tous, de ne pas fouiner. À quoi bon lire le journal intime de ta fille adolescente ou fouiller dans les tiroirs de sa commode si tu ne sais pas quoi faire de ce que tu risques de découvrir ? Ne serais-tu pas plus sereine en ne sachant rien au cas où il y aurait quelque chose que tu ne voudrais pas savoir ? » Ce qu’elle va découvrir, soigneusement dissimulé au fond d’un tiroir, « amas soyeux au milieu d’autres amas soyeux », qui renferme ce quelque chose qui n’est pourtant pas solide, est précisément cet innommable. Et c’est ce dont Laura Kasischke peut parler avec une poésie surprenante, proche de l’insolite, laissant son lecteur sur cette brèche qu’elle a elle-même ouverte.

Laura Kasischke, Si un inconnu vous aborde

Laura Kasischke © Jean-Luc Bertini

La satire sociale est bien là, critique de cette vie de classe moyenne dans le Midwest, vision désenchantée de la condition féminine, de ces mariages dont il y aurait fort à dire, de ces relations sociales vidées de toute substance, de ce temps qui recouvre tout de sa médiocrité, et son regard est alors acéré et ironique. On n’échappe pas à quelques situations drôles, scène loufoque d’un couple en consultation chez un conseiller conjugal par exemple, ou scène d’anniversaire d’enfant à laquelle assiste l’ex-mari, accessoirement encore père, en visite, totalement consterné au milieu de mères caricaturales à souhait, face à un gâteau qui « faisait penser à l’image surréaliste d’un vagin – rose au centre et entouré de roses encore plus roses faites en glaçage mais qui ressemblaient beaucoup à des chairs humides, le tout surmonté d’une poupée Barbie miniature en maillot de bain comme une danseuse go-go ».

Mais ce n’est pas là que réside l’essentiel du propos de Laura Kasischke, si percutant que ce soit. L’auteure accorde une part primordiale aux enfants et aux adolescents et à leurs blessures, saisit avec profondeur les chagrins et les humiliations dont on mettra des décennies à se débarrasser (dans le meilleur des cas), et ce avec quelques mots, une image, une sensation, comme cette jeune fille qu’un grand frère maltraite, droit dans les yeux, « comme s’il pouvait voir ce qu’[elle] avai[t] dans le crâne » : « Cet oiseau mort s’était débrouillé pour voler, avait battu des ailes mécaniquement au-dessus de ma tête le temps d’un instant avant de mourir une seconde fois, formant un tas humide tombé à mes pieds, et ce garçon, c’était un oiseau en tas humide qu’il voyait dans ma boîte crânienne. » Elle parvient à créer un univers dans lequel l’imminence de la tragédie flirte avec les détails les plus anecdotiques du quotidien, univers qui lui appartient en propre dans la mesure où il est totalement étranger à quiconque ne l’a pas fait apparaître, mais qui pourtant résonne intimement en l’autre, son lecteur. Elle bascule parfois vers le fantastique, sans même qu’on y prenne garde.

Tout le réseau des sensations que l’auteure développe dans ces nouvelles (mais ce travail est aussi mené dans ses romans) est sans doute pour beaucoup dans la profondeur et l’intensité de la lecture. Elle seule est capable de décrire avec autant d’étrangeté et pourtant de justesse la couleur d’un ciel, le grain d’un nuage, le poids de l’air, le fil du temps, cette odeur si particulière qu’Angela, rendant visite à sa mère âgée qui vit dans une caravane, peut percevoir, une « odeur de décomposition suave », « une végétation gorgée de soleil. Des fruits trop mûrs. Un peu comme la crème hydratante que sa grand-mère passait sur la peau craquelée de ses pieds, la peau écaillée de ses tibias, la peau irritée de ses genoux. Mais l’odeur était plaisante. Un parfum. À présent mélangé à celui qui montait des eaux profondes et quasi stagnantes du canal qu’il avait aperçu en entrant dans le Village du Long Séjour ».

Lire Laura Kasischke, c’est céder à l’angoisse imperceptible qui irrigue ses textes avec tant de subtilité qu’il est presque impossible d’y échapper. Pour en faire surgir, et c’est là peut-être le nœud de l’angoisse, la beauté pure. Épiphanique.

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