Zero K, de Don DeLillo, se situe dans le désert et à Manhattan, lieux de prédilection du romancier, qui s’est entretenu avec EaN. Ross Lockhart, milliardaire et aventurier, a construit un énorme bunker souterrain, la Convergence, où des scientifiques cherchent à repousser les limites de la mort. Celle-ci s’incarne pourtant dans une syntaxe cassante : chaque mot n’est-il pas la cristallisation d’une fin ?
Don DeLillo, Zero K. Trad. de l’américain par Francis Kerline. Actes Sud, 297 p., 22,80 €
New York ou le néant, that is the question. Manhattan ne vaut-il pas une messe ? Ross Lockhart, père du narrateur du roman de Don DeLillo, l’un des maîtres du monde, s’ennuie dans sa vie de milliardaire new-yorkais, tout comme le héros de Cosmopolis, dont il suit l’exemple : aller à la rencontre de l’abîme.
Il le trouve dans l’ex-URSS, au milieu d’un territoire isolé quelque part près de la frontière entre le Kazakhstan et le Kirghizistan. Lockhart y convoque son fils, Jeffrey, qui sera le témoin des évènements du roman, de la quête absolue du Père, celle visant à descendre dans Zero K.
Ici, il ne s’agit pas du zéro absolu, – moins 273,15 degrés Celsius –, chiffre découvert par Kelvin (d’où le « K »), la température la plus basse qui puisse exister. Non, les scientifiques du centre financé par Lockhart n’ont pas besoin, dans le processus de cryogénisation, d’aller si loin. Mais ils ont quand même emprunté ce terme pour désigner la zone au fin fond du complexe où les candidats à l’immortalité quittent, provisoirement, leurs vies. On pense au K de Kafka (autre pèlerin de l’absolu), lettre voisine du L, dominante dans le patronyme de DeLillo. Les lettres, les noms, les mots et les espaces ne sont-ils pas interchangeables ?
À la Convergence, deux catégories de patients se portent candidats : ceux, comme Artis, seconde femme de Ross, qui sont mourants ; et ceux, encore en bonne santé, qui préfèrent « mourir » en ayant conservé leurs capacités intactes. C’est le cas du mari, renonçant à la vie afin de rester à côté de sa femme. Déjà à moitié partie, Artis lance une invitation inarticulée (« Venez avec nous »), en remuant les lèvres, à l’intention de son gendre.
Faut-il l’accepter ? Que penser de cette démarche ? Jeffrey Lockhart se posera la question tout au long du texte. Vivant à New York, métropole consacrée à la compétition à mort pour l’argent et le pouvoir, n’est-il pas déjà à moitié mort ? La description de la Convergence, espace abstrait et artificiel, renvoie à « la ville qui ne dort jamais ». Pour DeLillo, poète de la gémellité, qu’il s’agisse des tours jumelles ou du dédoublement de ses personnages, les corridors ensevelis du mausolée désertique se substituent au plan quadrillé de Manhattan, autre territoire isolé, île autosuffisante bâtie selon un schéma rationnel. Les milliardaires de Wall Street ne vivent-ils pas dans le déni de la mortalité ? Lockhart père – il s’appelait Nicholas Satterswaite à sa naissance – s’est donné une synecdoque pour patronyme, fier de son cœur verrouillé (lock-heart). Puisqu’il n’a pas d’âme, y a-t-il une façon autre de voyager vers l’immortalité qu’avec son corps ?
Voyager : objectif fétiche du roman contemporain. Le lecteur d’aujourd’hui ne supporte plus l’instant présent, ni sa langue maternelle. Il faut être ailleurs. Mais DeLillo n’a pas ce luxe : il est new-yorkais. Là où il vit, où il écrit, il n’y a pas d’issue, on ne s’échappera jamais, Manhattan est aussi inéluctable que la mort. Tous les réfugiés du monde y affluent, ou en rêvent. L’anglais, son mode d’expression officiel, accueille les langues exotiques, les avalant dans un méli-mélo neutre et déraciné, le seul idiome immortel, élaboré à New York pour être ensuite exporté.
Don DeLillo décrit sèchement sa ville, à défaut de l’idéaliser, dessinant les traits d’un cimetière. La froideur du grid (le plan quadrillé) – cet assemblage des rues et des avenues désignées uniquement par des lettres et des chiffres – exprime la vision mathématique des Pères fondateurs, où l’être humain est subordonné au Capital.
Pour transposer cela sur la page, il faut un langage figé et morne, des phrases saccadées où l’émotion s’estompe, s’approchant du zéro absolu : « Il y eut une tonalité, une ondulation dans les parages, et les mots qu’il prononçait dans une langue d’Europe centrale se muèrent en un anglais numérisé aussi lisse que neutre [1]. » L’anglais dépaysé – le globish – retrouve paradoxalement ses origines anglo-saxonnes, ce qui rend problématique sa traduction dans une langue non germanique. Lorsque l’un des directeurs jumeaux (!) de la Convergence décrit le centre ainsi que le langage qu’on est en train d’y élaborer, le lecteur croit entendre une explication de la méthode de DeLillo : « Certains sont ici en permanence, d’autres vont et viennent. Il y a différents niveaux [2]. Du global English, d’accord, mais aussi d’autres langues. Des traducteurs sont nécessaires, humains et électroniques. Il y a des philologues qui concoctent une langue élaborée, unique, pour la Convergence. Les racines, inflexions, même les gestes. Les gens l’apprendront et le parleront. Une langue qui nous permettra d’exprimer des choses que nous ne savons pas exprimer aujourd’hui, de voir des choses que nous ne voyons pas encore, de nous voir nous-mêmes et les autres d’une manière qui nous unisse et élargisse tous les possibles. »
Une novlangue pour le XXIe siècle ? Oui, mais à cette différence près : DeLillo lui-même l’emploie. En tant qu’appellation, « la Convergence » conviendrait alors pour désigner cette forme révolutionnaire de communication, caractérisée, comme celle d’Orwell, par un rétrécissement. D’où le souhait désespéré du narrateur d’entendre d’autres langues, afin de lutter contre cet étranglement, qu’on observe chez lui lorsqu’il écoute les chefs de la Convergence : « Il était impossible d’échapper au son des voix, celles des frères déclamant des séries de mots suédois ou norvégiens, puis d’autres encore, norvégiens ou danois, et enfin une série, une liste, une litanie en allemand. J’en compris quelques-uns, d’autres non, mais pas beaucoup, presque aucun, ainsi que je m’en rendis compte au fil de la déclamation, des mots qui pour la plupart commençaient par les syllabes welt, wort ou tod. C’était comme une musique d’ambiance, une acoustique de la monotonie, de l’incantation… »
On n’est pas loin de la musique de Bruit de fond (White Noise), huitième roman de l’auteur, où le héros est professeur d’études hitlériennes et apprend, à ce titre, la langue allemande. Quel avantage a l’allemand sur le globish ? Sans doute son rapport direct à la violence primordiale.
Lorsque, au sein de Zero K, Artis lâche enfin sa vie corporelle, pour devenir pure conscience, le lecteur comprend à quel point l’univers de DeLillo est fait de mots, comme si la sagesse se résumait à une phrase pensée par son cerveau cryogénisé : « Les mots sont-ils tout ce qui est. Suis-je seulement les mots. »
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Dans le texte original: «There was a tone, a ripple somewhere nearby, and his words, in one of the languages of Central Europe, became a smooth digital genderless English. » L’effet produit par l’accumulation d’adjectifs sans virgule – une anomalie grammaticale – se perd en français, où le traducteur respecte la grammaire de sa langue. Plus grave encore est la traduction de « genderless » par « neutre » alors qu’« asexué » aurait mieux traduit la violence du propos.
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« There are the numbered levels » : la prééminence du chiffre et le parallèle avec Manhattan sautent aux yeux dans la version originale.