Le Redoutable : une comédie italienne

Le dernier film de Michel Hazanavicius n’est pas vraiment un biopic consacré à Jean-Luc Godard, et pas davantage l’adaptation d’un « roman » (respectons le paratexte éditorial) signé Anne Wiazemsky (Un an après, Gallimard, 2015). Comme les précédentes productions de l’auteur des OSS 117 ou du très oscarisé The Artist – et à la différence notable de son dernier film, plus grave et d’ailleurs moins réussi (The Search) –, il s’agit à la fois d’une comédie et d’une réflexion ouverte sur l’art singulier de faire du cinéma. Première salve de l’hommage qui vient à Mai 68, Le Redoutable est une invite à la conversation, et tous y sont conviés : amis et ennemis, dinosaures et bébés, cinéphiles et esprits non prévenus.


Michel Hazanavicius, Le Redoutable. Avec Louis Garrel, Stacy Martin… En salles.


Soyons clair : Louis Garrel interprète bien – à tous les sens de l’adverbe – le cinéaste franco-suisse le plus connu du monde, au moment de la croisée des chemins. En 1967, un François Truffaut, qui est encore son ami, peut écrire de Godard avec malice et en référence à une déclaration fameuse de John Lennon : « Jean-Luc est aussi célèbre que le pape, et juste un peu moins que les Beatles. » En huit ans et quinze films, Godard aura durablement imposé sa marque, renouvelé codes et usages, concrétisé avec le plus d’ardeur les désirs d’une nouvelle vague française née de la cinéphilie et de la critique aux Cahiers du cinéma.

Une telle « gloire » repose cependant sur un malentendu teinté de méconnaissance : À bout de souffle reste le seul véritable succès public d’un cinéaste vraiment génial qui doit moins sa notoriété à ses œuvres (par ailleurs inégales entre elles) qu’à l’effet qu’il a produit sur le cinéma : audaces formelles et invention perpétuelle, mais aussi renouveau du personnel dramatique (Belmondo, Karina), humour, provocations, grande habileté médiatique – en un mot continuation de la critique par d’autres moyens, comme l’atteste la publication de ses œuvres complètes par Belfond en mars 1968 : Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard est le premier pavé de l’année. De ce fait, pour reprendre un mot célèbre de Heinrich Heine, Godard a pris sans le savoir à l’avance le risque d’être seulement « connu par sa notoriété ».

Michel Hazanavicius, Le Redoutable

© Philippe Aubry/Les Compagnons du cinéma

À la fin de l’année 1967, au moment où commencent Un an après et Le Redoutable, Jean-Luc Godard est en crise depuis plus de deux ans, après la grande réussite de Pierrot le Fou, dixième film en forme de bilan qui le « ramenait à zéro », pour reprendre les mots du cinéaste. Masculin féminin, Made in USA, La Chinoise et Week-end marquaient sans conteste une forme de désœuvrement, un moment de suspension avant un nouveau départ vers le cinéma politique que Mai 68 allait cristalliser. C’est le temps du refus de la couronne (l’expression de Gérard Granel s’appliquait au Wittgenstein d’après le Tractatus) et de l’abonné absent : Godard abandonne le nom propre et le statut d’« artiste », il désire comme beaucoup d’autres se fondre dans le collectif et fonde dès 1968 le groupe Dziga-Vertov, qu’il animera notamment avec Jean-Pierre Gorin. Les films du groupe, de Pravda à Vent d’Est (où figure le fameux chiasme : « ce n’est pas une image juste, c’est juste une image »), en passant par British Sounds, Luttes en Italie et Vladimir et Rosa, avaient en leur temps toujours été refusés par les chaînes de télévision commanditaires et restent peu regardables de façon immanente. L’histoire s’acheva avec Tout va bien (1972), signé par les seuls Godard et Gorin, et le film ne fut pas vraiment compris par ceux qui attendaient le « retour de Godard » ; les « auteurs » (malgré tout) avaient bien prévenu, en dépit de la présence de stars « de gauche » au générique (Yves Montand et Jane Fonda), en annonçant d’un slogan paradoxal : « un grand film décevant »… Mais le travail n’est jamais perdu et Godard (avec Anne-Marie Miéville) saura fort bien faire fructifier l’acquis de la période politique – notamment dans le primat du son sur l’image – au cours des décennies suivantes, les années vidéo et celles du retour au cinéma.

Ceci est en apparence une autre histoire. Mais Le Redoutable parle précisément de ce moment de basculement. Le film n’est pas très généreux avec le marxisme-léninisme brouillon du cinéaste, et encore moins avec une vision « véritablement historique » du moment, sec un peu, voire indigeste, mais gros de splendeurs à venir – ne citons que les Histoire(s) du cinéma (1988-1998). Il serait cependant bien ridicule de s’en prendre à Michel Hazanavicius – certains l’ont fait, c’était un peu inévitable – en arguant du crime de lèse-majesté, de populisme ou de reconstitution tape-à-l’œil. Une telle posture relève de la confusion des genres. On se trompe résolument d’objet si l’on ne considère pas le film comme une comédie, souvent féroce, presque toujours drôle et réussie, et parfois triste parce que le film, en cela fidèle au livre, respecte un canevas qui aboutit à la séparation des époux Godard. Du film émane une cruauté souveraine qui doit moins à Wilder ou Lubitsch qu’à Dino Risi et à son subtil dosage de comédie et de drame. On pense au Fanfaron ou au Mattatore, films de Risi où Vittorio Gassman avance avec morgue vers son destin drolatique et tragique. Si l’on note que le film est une coproduction franco-italienne, que la dernière partie est franchement transalpine (épisodes avec Bertolucci à Rome et Ferreri en Ligurie) et que les tubes de Celentano et autres délicieuses friandises sonores donnent leur tempo à toute la fin de l’histoire, la conclusion saute aux yeux : Le Redoutable est bien une comédie italienne.

Le regard ainsi orienté, le spectateur français comprend mieux l’outrance et l’exagération, le désir de pointer le ridicule, la satire de la politique et des intellectuels. Le personnage de Godard devient un type : le trouble provient de l’existence en un même lieu (le corps de Garrel-Godard) d’un référent historique et de l’objet de la satire, de Godard « lui-même » et de son idéal-type – tout se passe comme si, dans la comédie hollywoodienne, Preston Sturges lui-même avait joué à la place de Joel McCrea le rôle du cinéaste dans Les Voyages de Sullivan (1941), autre moment essentiel de la satire métafilmique.

Le genre et la tonalité posés, l’amuseur Hazanavicius peut se complaire en toute liberté dans le pastiche. Les godardismes abondent et permettent au « suffisant spectateur » de retrouver la marque souveraine du libérateur des formes : on reconnait tour à tour le salon de Mme Expresso dans Pierrot le Fou, la tension nourrie à base de couvertures de romans policiers (comme dans Une femme est une femme), le bain de soleil de Bardot dans Le Mépris, les pauses dénudées (et en noir et blanc de rigueur) de Macha Méril dans Une femme mariée, les sous-titres d’À bout de souffle – particulièrement bien utilisés dans une scène du couple au petit déjeuner car ils révèlent les véritables pensées des personnages –, la reprise elle aussi détournée de la citation de La Passion de Jeanne d’Arc (C. T. Dreyer, 1928) dans Vivre sa vie. Ce dernier exemple, qui « fait parler » Antonin Artaud et Falconetti, rappelle aux spectateurs plus jeunes le savoir-faire en ces matières de l’auteur de La Classe américaine (alias : Le Grand Détournement), irrésistible version française, une sorte de dub halluciné, d’un montage d’extraits de films hollywoodiens. En dehors des citations d’œuvres spécifiques, Michel Hazanavicius renoue avec la tradition du pastiche en accumulant les plans « à la manière de » Godard : regards caméra avec adresses aux spectateurs, longs (très longs) travellings latéraux, chapitrages fantasques – le film s’ouvre, par exemple, sur ce titre : « Wolfgang Amadeus Godard », ce qui est loin d’être sot puisque l’âge limite de trente-cinq ans a été atteint par Godard au moment de Pierrot le Fou. Il suffit d’ailleurs de relire les textes et entretiens du cinéaste entre 1965 et 1968 pour saisir la réalité d’un tel état d’âme.

Michel Hazanavicius, Le Redoutable

© Philippe Aubry/Les Compagnons du cinéma

Donc, d’une part, Hazanavicius conforte la doxa (le premier Godard est le seul digne d’intérêt), mais, de l’autre, il ne présuppose d’aucune façon la connaissance de l’homme et de l’œuvre – il la procure. La saine ambivalence du propos apparaît nettement dans la composition du personnage par Louis Garrel : « à l’italienne », il est insupportable, arrogant, macho et ridicule ; mais il se révèle aussi très amoureux, sympathique et attachant (plus que son modèle ?), suffisamment masochiste pour reconnaître ses torts et ses excès. Le regard des amis intimes du couple, la styliste cinéaste Michèle Rosier, récemment disparue, et son compagnon, Jean-Pierre Bamberger, qui fut un proche de Gilles Deleuze, ce regard vaut souvent mieux qu’un discours, et c’est probablement dans les scènes où ils apparaissent qu’est le mieux « adapté » le livre précieux d’Anne Wiazemsky – mieux en tout cas que le personnage du gauchiste Jean-Jock, il est vrai déjà caricatural dans le « roman ». Le rôle d’Anne a été confié à Stacy Martin, actrice remarquée chez Lars von Trier (Nymphomaniac) et surtout dans Taj Mahal (2015) de Nicolas Saada. Conforme à la confession de la romancière, il est souvent mutique (il devait de toute façon être difficile d’en placer une) mais, une nouvelle fois, il ne semble guère utile d’évoquer le stéréotype de la femme-objet ou de la créature. Le film utilise sans vergogne la plastique de l’actrice, mais il raconte surtout une forme d’affranchissement et sait retrouver la tonalité du Mépris (autre film italien) au sein d’un récit confié cette fois au personnage féminin ; on remarquera l’utilisation de Im Abendrot de Richard Strauss en « équivalence » de la partition de Georges Delerue quand tout va mal entre l’homme et la femme.

Quant à la politique, à l’engagement, au militantisme et aux événements de mai, leur représentation, elle aussi ambivalente, relève de la jouissance à montrer ce que l’on était trop jeune pour avoir vécu. Hazanavicius file en un running gag l’image de Godard aux lunettes cassées lors des manifestations (la première fois, ce fut en février 68 au cours des heurts pour le maintien d’Henri Langlois à la tête de la Cinémathèque), il force le trait dans les AG à la Sorbonne en accentuant la position anti-Israël de Godard (l’équivalence Juifs-nazis viendra plus tard dans l’œuvre et les propos du cinéaste), mais il attire derechef l’attention sur des positions qui, loin de renvoyer au révolu, ne demandent hélas qu’à rebondir au gré de l’actualité. En tout état de cause, l’auteur de The Artist reste un cinéaste comique et citationnel qui, à l’opposé du Godard de 1968, reste vigoureusement à l’intérieur de la maison-cinéma. Une des scènes les plus réussies du film montre en plan séquence fixe (autre figure godardienne) un retour calamiteux en automobile après le rideau tiré sur le festival de Cannes 1968 par Godard, Truffaut, Malle, Polanski et quelques autres seigneurs de moindre importance. Entassés dans l’habitacle – on circulait mal en ces temps de grève générale –, les principaux personnages assistent à une prise de bec entre Godard et son ami le critique Michel Cournot qui, bien sûr, comprend les raisons politiques, mais, tout de même, a du mal à renoncer à la projection de son premier film, sélectionné à Cannes… La séquence se clôt par la timide intervention du conducteur qui avoue candidement apprécier le cinéma car il aime qu’on « lui raconte des histoires ». Si Hazanavicius s’en était tenu à une telle « définition », le reproche de populisme aurait pu être évoqué ; mais le cinéaste sait conserver son sujet : l’ambivalence, l’hésitation entre les positions contraires, la coïncidence des opposés, apparaissent comme des valeurs qu’il partage avec Godard. D’où l’implacable logique du message final de l’homme qui est retourné à zéro : « ce n’est pas parce que je me suis trompé que j’avais tort ».

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