Ryan Cusack, personnage central d’Hérésies glorieuses, a raison : le tableau de l’Irlande dressé ici n’est pas réjouissant. Sont évoquées les marges plutôt que le centre, les ombres plutôt que les lumières d’un Tigre celtique aux griffes singulièrement émoussées, où les laissés-pour-compte sont immergés dans les eaux glauques du sexe et de la drogue.
Lisa McInerney, Hérésies glorieuses. Trad. de l’anglais (Irlande) par Catherine Richard-Mas. Joëlle Losfeld, 452 p., 23,50 €
Un roman d’une énergie folle qui ne laisse aucun répit au lecteur : les personnages tiennent le rôle qui leur est assigné avec une détermination qui ne fléchit jamais. Il y a donc Ryan Cusack (dealer), son père Tony (paumé), sa petite amie Karine (bon milieu, mais…), Georgie (prostituée), Jimmy (« parrain » à l’irlandaise qui zigouille Franko « parce qu’il parle trop »), Maureen sa mère (« folle comme une tripotée de lapins », qui fiche le feu aux églises…). D’autres encore, tous existant à la périphérie d’un monde qui s’effondre, évoqué, par maints auteurs, et singulièrement par Hubert Selby Jr. dans Last Exit to Brooklyn, 1978 (Retour à Brooklyn). De ce dernier livre Lisa McInerney se réclame ouvertement. Rien d’étonnant : même désir de vous jeter à la figure la violence de la société contemporaine, même langue à la fois précise et crue (on se souvient que Last Exit to Brooklyn avait été l’objet d’un procès pour obscénité au Royaume-Uni).
Maureen tue un homme d’un coup de « Sainte Caillasse », bibelot hideux portant « une représentation aux vives couleurs celtiques de la Vierge Marie tenant un petit Jésus joufflu » : bien sûr, pas question d’appeler les flics, pas question de nettoyer le carrelage, « le ménage, c’était pas son rayon non plus », et puis, n’est-ce pas, ce meurtre « c’était une première pour elle ». Alors elle appelle son fiston – forcément « un enfant du péché », le fameux J-P –, le roi de la pègre qui sait tout faire, qui a vendu « des clopes, de la dope et des cannettes de blonde, puis de l’héroïne, des femmes et des munitions ». Pas du genre à se salir les mains : Tony va se charger du boulot pour quelques biftons et faire disparaître le corps.
Oui mais voilà, Tony, lui aussi, parle trop (il a reconnu Robbie et n’a pas fermé son clapet, pourtant J-P l’avait sermonné). Et Georgie, la tapineuse, (« L’Irlande en chute libre ? Qui pourrait reprocher aux tapineuses d’avoir choisi le trottoir ? »), recherche Robbie parce qu’elle vivait avec lui depuis des années : il a disparu sans un mot, « ne lui laissant que des pulls d’occasion et des trucs à bouffer qu’elle n’aimait pas ». Au passage, Georgie séjourne au CAIL, Chrétiens Actifs au sein de la Lumière : on y parle de la désobéissance politique, de la menace du féminisme et on y tricote des pulls pour Jésus. Là non plus ça ne change pas, chrétien ou pas chrétien, l’étreinte de David est de nature « à déclencher le courroux d’un pharaon à l’arrivée d’une nuée de sauterelles », le ventre de Georgie s’arrondit, et elle continue à dealer.
De son côté, Ryan se défonce avec Karine. L’évocation de leurs amours, de leurs ébats, (italiques avec titres, Grands mots, petit homme ; Chéris ; Gold Digger ; Vols en semaine à prix cassés…) est une constante de ce roman sur les addictions des temps modernes. Il faut dire que les personnages se défendent, et survivent comme ils peuvent, dans une Irlande qui ne leur rend pas la vie facile. Un exemple : Maureen avait une mère « bête et méchante », à qui une Église bornée et répressive a fait subir « un magnifique lavage de cerveau ». Une Église qui « broiera tout sur son passage », qui « crée ses pécheurs pour avoir quelque chose à sauver ». Personne n’a de travail, alors ne reste que le choix d’une forme de délinquance, mais certes on peut en combiner plusieurs.
D’où un récit qui tourne en rond, interdit aux protagonistes d’échapper à leur sort, tel Tony, soumis par la Justice à une rude thérapie – « la sobriété se déploya devant lui comme des kilomètres de verre pilé » – mais qui retombe vite dans l’ornière de l’alcoolisme. Ou encore Ryan, qui, après la prison – « Je m’y suis fait chier comme un rat mort » –, reprend son trafic sous l’autorité d’un caïd local. Ou encore J-P qui insère tranquillement le meurtre dans la routine des jours.
L’appartement de Maureen, hanté par le fantôme de Robbie, est un ancien bordel (soigneusement repeint), au cœur de Cork. Image même de Cork, cette « ville de merde » qui ne veut pas tirer les enseignements de son passé, où la merde « finit par éclabousser quelqu’un qui n’a pas envie de la voir ». Image même d’une Irlande où coexistent le sexe, la drogue, l’alcool, la foi, Jésus et la Sainte Vierge. Si les liens familiaux ne manquent pas de chaleur (la plupart du temps, celle d’une chaudière prête à exploser), et si parfois il semble à Ryan que son père lui manque – « c’est un peu comme une dent pourrie peut nous manquer, ou un bras rongé de gangrène » –, on connaît des manifestations plus enthousiastes d’affection filiale dans une humanité qui, malheureusement, a trop souvent « les tripes à la place du cerveau ».
Tout est de la même veine dans ce diable de livre dont le langage osé – c’est un euphémisme – est dans le droit fil du blog de l’auteure, intitulé « the arse end of Ireland » : tout un programme. Virtuosité verbale et humour corrosif font d’Hérésies glorieuses un roman drôle et un drôle de roman, couronné par deux prix littéraires en Irlande. Y règne une atmosphère de danse macabre, loufoque à bien des égards, d’où la tendresse et le lyrisme ne sont jamais absents. Il y a une quête de rédemption mais on peut s’interroger sur ses chances de succès : en témoigne – morceau d’anthologie – la réunion des protagonistes aux urgences de l’hôpital ! On ne saurait mieux dire. Mêmes personnages dans Blood Miracles, deuxième volume de la trilogie (clin d’œil à la trilogie de Barrytown de Roddy Doyle ?) envisagée par Lisa McInerney. Sujets ? Hérésies glorieuses : le sexe (on avait compris) ; Blood Miracles : la drogue ; 3e volume : Rock’n roll.