Un vrai spectacle populaire

À la Cartoucherie de Vincennes, dans l’accueillant théâtre de l’Épée de Bois, René Loyon met en scène Les noces de Betia de Ruzante. Il offre le plaisir rare de voir une pièce ancienne, quasiment inconnue, représentative d’un répertoire véritablement populaire, alors que les programmations, payant tribut aux siècles passés, se cantonnent trop souvent aux mêmes noms et aux mêmes titres, les plus célèbres.


Ruzante, Les noces de Betia. Mise en scène de René Loyon. Théâtre de l’Épée de Bois. Jusqu’au 15 octobre


Ce spectacle constitue l’aboutissement d’un long parcours. En 2011, les éditions Circé avaient publié la traduction, par Claude Perrus, du texte écrit en padouan, dialecte dérivé de la langue vénitienne, et en vers, « traduction pensée pour la scène », selon les termes de son auteure, universitaire à la fois rigoureuse et familière des exigences de la représentation. En mai 2014, la manifestation « Traduire/transmettre », organisée pour la cinquième fois à l’Atalante, en collaboration avec la Maison Antoine Vitez, Centre international de la traduction théâtrale, se consacrait à l’Italie. Elle s’était ouverte par une soirée où René Loyon avait dirigé la lecture de la pièce, puis participé à un débat avec Ginette Herry et Claude Perrus sur « la langue théâtrale et les langues et dialectes italiques ». Beaucoup de participants découvraient le texte, même si le nom de l’auteur leur était connu, plus souvent qu’Angelo Beolco, Ruzante ou Ruzzante, à la fois son pseudonyme d’acteur et le nom de son personnage principal, récurrent.

L’œuvre a connu une fortune singulière, victime de la censure à partir de la Contre-Réforme. Dans son propre pays, sa première édition complète date de 1967 ; la précédente, de 1607, avait été sévèrement expurgée. En France, Maurice Sand lui avait consacré une étude dans Masques et bouffons et en avait fait jouer à Nohant des extraits, en dialecte berrichon. En 1925-1926 seulement, Alfred Mortier, dans sa thèse, Un dramaturge populaire de la Renaissance italienne, Ruzzante, traduisit l’ensemble de ses pièces, dont la deuxième, qu’il datait de 1517-1520 environ et présentait comme La comédie sans titre, maintenant intitulée Les noces de Betia. Le nom de Ruzante revient à chaque époque où se manifeste le souci d’un répertoire populaire. En 1997, dans son discours de réception pour le prix Nobel de littérature, Dario Fo parla de « son plus grand maître avec Molière ». Dans sa préface à trois autres pièces, traduites par Claude Perrus : Parlerie de Ruzante qui de guerre revient, Bilora, La Moscheta, il écrit : « un auteur comique et satirique souvent irrévérencieux, qui aimait se moquer de tous, seigneurs et cardinaux aussi bien que des vilains. Avec ces derniers, toutefois, il faisait preuve d’une affectueuse solidarité qui venait de sa condition de bâtard, fils d’une paysanne [in Ruzante, Théâtre, Dramaturgie, 2002.] ».

Ruzante, Les noces de Betia

© Nathalie Hervieux

Du Théâtre populaire de Lorraine au Centre dramatique national de Franche-Comté qu’il a dirigé, René Loyon a mis en scène aussi bien les pièces du répertoire que des textes contemporains. Dans le programme du spectacle, qu’il présente avec sa compagnie R.L., il justifie cette fois son choix par une précaution quelque peu superflue : « En ces temps inquiétants qui sont les nôtres, il pourrait paraître incongru de s’intéresser à Ruzante, un auteur de comédies un peu perdu de vue aujourd’hui. Mais ce serait méconnaître la force de transgression et la liberté de ton inouïe qui s’expriment chez ce singulier acteur de la Renaissance italienne qu’était Ruzante. […] Quand de nouveau nous assaillent les intégrismes en tout genre, cette joyeuse irrévérence, ce tir de barrage tout azimut contre l’esprit de secte fait du bien au corps et à l’âme ». Il a adapté le texte en vue de deux heures environ de représentation, usant des suggestions de Claude Perrus dans son édition : « Toute mise en scène devrait pratiquer de larges coupures, élaguer quelques répétitions inutiles et quelques plaisanteries. »

Cinq actes s’avèrent nécessaires pour que Betia finisse par accepter d’épouser Zilio, fou de passion pour elle dès sa première apparition, mais trop pauvre, ou plutôt de conclure « un ménage à quatre », même à cinq. Les deux premiers actes développent longuement des échanges sur l’amour : parodie des débats littéraires destinée aux amis du commanditaire, le riche gentilhomme propriétaire des domaines dont Ruzante était l’intendant. Dans le programme, la dramaturge Laurence Campet commente ainsi « ce goût pour la palabre. Œuvre-foutoir, œuvre-monde, où il s’agit précisément de refaire le monde, de palabrer sans fin de l’amour et du mal d’amour, du désir impérieux, de la jouissance dans laquelle oublier les douleurs du corps. Les paysans de Beolco vivent un monde rude et violent, ravagé par les guerres, où déjà l’argent fait figure de remède universel et où, pour les pauvres, les mots sont la seule richesse ».

Dans sa traduction, en vers irréguliers, Claude Perrus a exclu l’argot comme le parler paysan ; mais elle dit faire des emprunts à divers patois et à Rabelais, sans rien édulcorer de la crudité du langage. René Loyon a rendu parfois cette langue plus accessible, mais il n’imite pas les joutes verbales d’aujourd’hui. Dans sa mise en scène, il évite aussi bien la reconstitution que l’actualisation. Il a choisi des costumes discrètement contemporains qui suggèrent des écarts de condition dans ce monde rural, entre, par exemple, l’ouvrier agricole Zilio et le propriétaire, le Père Scati. Ce rôle, fusionné avec celui de l’aubergiste, est interprété par Yedwart Ingey, seul avec Marie-Hélène Peyresaubes (la mère de Betia) à appartenir à une autre génération que celle des jeunes acteurs. Ceux-ci, Charly Breton, Maxime Coggio, Titouan Huitric, Olga Mouak, Lison Rault, s’investissent dans un jeu physique, parfois violent, dans une adresse frontale au public. Avec une belle vitalité, les corps se déploient à travers un espace quasiment nu, dans la grande salle de l’Épée de Bois, qui convient parfaitement au spectacle, avec son sol pavé et son mur de pierre au loin. Si trois arcades suffisent à dessiner l’entrée des maisons, indiquées dans les didascalies, les lumières de Jean-Yves Courcoux, elles, contribuent largement à modifier les ambiances, de la scène de désespoir amoureux à la bastonnade farcesque. Le nom de Ruzante reste indissociable du théâtre populaire ; René Loyon a réussi un spectacle pleinement populaire, au sens noble du terme.

À la Une du n° 40