Le visage ou l’espace de la révélation

Le livre de Hans Belting n’est pas à proprement parler un ouvrage de réflexion pure, c’est plutôt un panorama qui met en lumière la matière historique et la commente. Il est davantage un geste a posteriori qu’une posture a priori. Il ne cesse de soupeser les concepts de face, de visage, de portrait et de masque.


Hans Belting, Faces. Une histoire du visage. Trad. de l’allemand par Nicolas Weill. Gallimard, coll. « Bibliothèque illustrée des histoires », 432 p., 35 €


Dès le titre du livre de Hans Belting, le pluriel (faces) et le singulier (visage) s’affrontent significativement. On peut aussi bien le retourner en interpellant la face humaine et en évoquant la pluralité des visages. Ce livre qui est une récapitulation est donc avant tout un livre d’histoire – ou du moins de perspective historique – qui s’appuie sur des exemples remarquablement choisis et parfaitement signifiants, au point que l’on est en droit de se demander si le texte convoque des illustrations de son propos ou si la force suggestive des représentations engendre un commentaire élargi qui se fait histoire. La vérité se tient probablement entre les deux. C’est un ensemble précieux par l’immensité qu’il embrasse (des temps primitifs à l’espace numérique) et par la diversité qu’il propose (faits d’art certes mais aussi arguments cultuels, comportements sociaux ou propositions scientifiques, traces d’archives et arguments de communication).

Cet essai est d’autant plus remarquable qu’il se signale par une grande clarté dans l’avancée et par un souci d’économie dans l’expression. Ce qui est recherché derrière le visage ou à même son frémissement, c’est le moi humain ; celui-ci échappe pourtant toujours et ne se fixe qu’à la volée, l’image est transitoire et partielle, le visage ne révèle pas autant que le spectateur (ou l’utilisateur ou le consommateur) ne le voudrait, il se fige vite en masque. Il ne laisse de lui que cet arrêt, il s’enfuit comme s’il redoutait d’être enfermé. La conscience (et l’inconscience) de l’homme conserve en elle le rêve profond d’une infinitude, elle n’entend pas subir la loi du contraire. D’où le mystère de la face. Il faut remarquer ici que Belting soumet son effort d’interprétation à une volonté de sens s’opposant assez à l’entreprise elle aussi absolument fascinante que fut, au début des années 1990, l’exposition élaborée par la Fondation Cartier, À visage découvert, qui proposait d’effleurer ce même sens et de contempler le mystère dans son évidence de beauté et mobilisait à cette fin une pareille amplitude de références tout en s’en tenant au hasard des rencontres formelles. La problématique du visage ressurgit de loin en loin et toujours se donne dans son retrait magnifique (c’est le fait du portrait en art). Il n’en reste pas moins que Belting ne consent pas à la voir disparaître.

Hans Belting, Faces. Une histoire du visage

Masques du Théâtre romain. Mosaïque du IIe siècle. Musei capitolini, Rome

À la lecture de ce livre probant, on peut exprimer un regret ; mais l’inconvénient qui le suscite n’était probablement guère évitable. Il a en effet été laissé de côté quelques exemples qui auraient enrichi et approfondi la pensée, lui auraient sans doute même offert des voies nouvelles. On peut songer à quelques peintres des temps classiques, magnifiques dans l’art du portrait (Tintoret en premier lieu, Bronzino aussi et bien sûr Van Dijk), on ne manque pas de chercher l’un des plus subtils et émouvants autoportraits qui soient, celui de Goya à sa presque toute fin, quand il peint son Autoportrait avec le docteur Arrieta. Plus près de nous, on ne comprend pas vraiment que Michaux ait été négligé, lui qui fut un peintre de la face et d’une face souvent réduite à la tache (sa première œuvre, Le petit masque bleu, aurait été, sur le rapport si complexe du visage et du masque, d’un grand secours). Giacometti, dans son allant d’obsession maîtrisée du visage, dans cette lutte contre la fixité en usant de la perte et de l’effacement, n’aurait pas davantage été superflu. Ce sont quelques exemples qui viennent devant le fort satisfaisant choix d’images que le livre déploie.

Belting, sous l’invocation du fragment très célèbre de Lichtenberg relatif au visage humain comme « surface la plus passionnante de la Terre », commence son exposé. D’entrée de jeu, il souligne finement que l’histoire du visage est tout sauf linéaire, qu’elle joue des contradictions et que des ruptures (favorables ou funestes) se placent en divers points du parcours. Le visage reste à tout moment l’inconnu. La relation du visage et du portrait, celle du visage et du masque, sont originaires, recoupant des questions infinies et étonnamment multiples pour ce qui est de leurs réponses. L’ambivalence rôde et la ressemblance frissonne sous la menace de son paradoxe. Les trois premières sphères d’interrogation sont le théâtre, la tombe et le culte (avant tout primitif). Le masque est en cause. Des visages archaïques aux peintures du Fayoum (ces merveilleux portraits), des masques du théâtre antique, dont quelque chose persiste dans toute mimique du jeu d’acteur, au support cultuel qui couvre et cache la face du participant dans les cérémonies des nations primitives, le voile tangible qui double le visage est omniprésent et hante jusqu’à la conscience créatrice de la Renaissance et des siècles classiques. La science aussi s’empare de la face et échafaude à partir d’elle diverses théories que Belting rapporte avec précision; ultérieurement, la sociologie, la psychologie et la simple police en bénéficieront et les affineront considérablement. Le visage reste une surface magique que l’on entend surprendre par le biais du dessin, de la statuaire ou de la photographie, pour ne rien dire de la peinture dont il est l’un des sujets majeurs.

Hans Belting, Faces. Une histoire du visage

« L’homme au turban rouge », par Jan van Eyck

Un très grand développement est consacré à l’histoire de l’art et à l’entrelacs ambigu que forment le portrait et le masque. En somme, le visage par le portrait cherche à s’évader du masque. Volonté de mémoire (quant au défunt), désir d’obtenir une ressemblance avec le modèle et, l’oubliant au profit de l’art, le visage cherche à se dégager pour être un en-soi convaincant. Si Van Eyck, Dürer, Raphaël et Caravage se distinguent par une approche qui se glisse superbement entre frémissement du vrai et distance, Rembrandt est celui par qui l’autoportrait et sa prolifération casse la figure du masque et dresse le théâtre intime de sa personnalité aussi permanente que mouvante (le parallèle que Belting risque entre Rembrandt et Montaigne est, sur ce point de la variabilité du moi à l’intérieur d’une constance, d’une grande pertinence). Bacon va encore plus loin : chez lui, les portraits comme les autoportraits sont une fracture du masque. Il pousse le sursaut au plus loin, le mystère se donne dans sa probabilité de paix au cœur de la violence (le cri, la chair tourmentée, la scène). Beitling livre une approche de Bacon particulièrement juste (on note en passant qu’il démonte la lecture de Deleuze, plaquée, au bénéfice de celle de Leiris, pris dans l’empathie poétique).

Au-delà, le questionnement de la photographie (les passages sur ce génie qu’est Jorge Molder sont incomparables) et du cinéma (analyse exemplaire de Persona de Bergman) permet de découvrir des répliques encore différentes. La double fin du livre, tant sur le rapport du visage au médiatique que sur l’effacement de l’art et de la nature dans la proposition cybernétique (double moment d’une grande intensité de pensée et d’enquête), est le fait d’un fort exercice d’attention sur l’actualité du monde et la place de l’homme. Le constat est dur, l’espoir vient encore de la capacité à transmuer qui habite tout créateur : le plus bel exemple en est fourni par Warhol et ses multiples portraits de Mao, détournant complètement une figure de propagande en valeur artistique. L’archive, elle, s’empare du moindre visage qui devient collectif et anonyme d’une autre façon encore que dans le saisissant tableau de Manet, Le départ du bateau de Folkestone, sur lequel aucune face ne porte un visage identifiable mais une simple tache de peinture. Ce silence (ce blanc) du visible semble devoir être la matière de l’interrogation à venir.

Hans Belting, Faces. Une histoire du visage

Autoportrait de Raphaël, vers 1504

On peut déduire de cette longue quête du visage une critique assez radicale des temps postmodernes, dans la mesure où la personne, à force de s’excéder, tend à disparaître, « unanimement » voulant alors dire « anonymement » (non pas excès, comme pour Mallarmé, mais perte de la personnalité au profit de la masse), et ceci malgré l’exhibitionnisme d’époque : des selfies au culte de la star. Belting, qui n’entend pas conclure, se plaît toujours à imaginer un ultime rebond et c’est avec beaucoup d’adresse qu’il repousse le passage de la ténèbre.

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