Au terme d’Une odyssée : Un père, un fils, une épopée, Daniel Mendelsohn résout l’énigme du lit fabriqué à l’aide d’une porte, évoquée au début du livre : un voyage s’achève qui a éclairé le lien entre un père et son fils. Ce lit rappelle celui d’Ulysse et Pénélope avant que le héros ne parte, et quand il retrouve les siens vingt ans après. Le cercle, figure clé du récit et des mathématiques, se referme.
Daniel Mendelsohn, Une odyssée : Un père, un fils, une épopée. Trad. de l’anglais par Isabelle Taudière et Clotilde Meyer. Flammarion, 400 p., 23 €
Une odyssée raconte les dernières années passées par Daniel Mendelsohn auprès de son père. D’abord dans le séminaire qu’il anime comme professeur à Bard College, ensuite lors de la croisière qu’ils accomplissent ensemble sur les traces d’Ulysse. Retraité depuis longtemps, Jay Mendelsohn a décidé de renouer avec l’apprentissage des lettres classiques, interrompu depuis sa scolarité de lycéen dans le Bronx. Jay n’a pas trouvé mieux que demander à son fils de l’accueillir dans sa classe, au milieu d’étudiants qui ont à peine vingt ans. C’est un « matheux », plutôt rude, soucieux d’exactitude ; il déteste la faiblesse, l’exposition des émotions, et les rituels. Il semble un étudiant difficile à contenir avec ses « Je sais ce que c’est » et ses « Je vais vous le dire ». Jay n’aime pas Ulysse : un héros ne pleure pas, ne compte pas sur les dieux pour le sortir d’affaire et, s’il mène une troupe, il la ramène au bercail. On sait, lisant l’Odyssée, que l’émotion est souvent présente, qu’Athéna et Poséidon jouent chacun un rôle majeur, comme souvent les dieux grecs parmi les humains, et que pour des raisons de fiction, pour que la narration gagne en force, il faut qu’Ulysse rentre seul à Ithaque.
Toutes choses que l’auteur discute avec ses étudiants lors des séances de son séminaire. On s’amuse à lire les répliques des jeunes gens, désignés par des épithètes homériques qui les distinguent : ils sont souvent désinvoltes, usent d’un registre familier, comme si les héros de l’Iliade ou de l’Odyssée étaient tirés de comics ou de séries. Mais Daniel Mendelsohn compte sur leur parole, sur leurs questions et leurs hypothèses pour bâtir sa réflexion. La présence de son père ajoute au défi que représente la lecture d’un texte ancien, avec ses codes et ses mystères. Jay est quelquefois la mouche du coche, ou en a l’air. On verra, à la fin du récit, qu’il n’en est rien, qu’il a beaucoup appris, s’est ouvert à la lecture du texte (sur son Ipad) et que les étudiants l’ont apprécié.
Pour quiconque enseigne, et quel que soit le cadre dans lequel il le fait, Une odyssée est aussi une réflexion sur ce qu’est une classe, sur ce que l’on transmet, ou pas, sur la façon dont on entend ce que les étudiants nous disent, ce que l’on veut écouter et que l’on ne peut pas écouter parce qu’on est enfermé dans sa lecture. Et ici, malgré des moments de vide, de creux, propres à tout enseignement, on sent que « ça passe », que quelque chose se passe, entre autres lié à la présence conjointe d’un fils et de son père. Le récit qu’on lit est donc une magnifique lecture du texte d’Homère (ou de ses contemporains puisque le débat reste ouvert). Et ce, en partant de quelques questions simples dont la première est peut-être la suivante : « quelle est la différence entre ce que nous sommes et ce que les autres savent de nous ? ». Elle vaut pour Odysseus, Ulysse, « l’homme de douleur », qui tient son prénom d’Autolycos, son grand-père, « loup solitaire » peu recommandable. Elle vaut aussi pour le père dont on apprend, au fil du récit, qui il est.
Qui a lu Les disparus, enquête de Daniel Mendelsohn sur cette partie de sa famille disparue pendant la Shoah, et dont il reconstruit l’existence, sait qu’il procède en enquêteur, écoutant les témoins, reprenant les faits jusqu’à ce qu’ils s’approchent de la vérité. Jay, son père, raconte son enfance, propose un récit de son existence, justifie des choix comme celui de ne pas rédiger sa thèse, ou de travailler comme mathématicien. Ce sont les faits, mais Nino, l’un de ses meilleurs amis, est à même de les éclairer, de les expliquer. Le père que l’on voyait au début du récit, n’est plus le même, après. Une chute apparemment anodine se transforme en arkhe kakôn : le début des maux. Chez les Grecs, le début des maux est souvent une guerre ou un mauvais mariage. On connaît les conséquences de celui entre Ménélas et Hélène… La chute de Jay engendrera d’autres maux : la fin du récit est aussi celle de la vie, pour le vieil homme. Avec une certitude : « Un père sait tout de son fils, mais un fils ne peut jamais connaître son père », écrit Mendelsohn. Le fils ne peut en effet connaître le passé de son père puisqu’il n’était pas né. Mais sa connaissance est autre, plus intuitive, plus sensible. Et conduit à une sorte de révélation, devant le lit du mourant : « Je le regardai encore. Papa, appelai-je tout doucement. Puis une infirmière entra et alluma la lumière, et soudain, ce n’était plus le visage d’un roi que j’avais sous les yeux, mais celui d’un vieillard malade : un homme qui, compris-je en une sorte d’instinct primaire, avait déserté son propre corps, un homme dont le cerveau – ce cerveau puissant qui pour lui comptait plus que tout, qui lui avait permis d’échapper à son enfance, de gagner son pain et de faire vivre ses enfants, de nous encourager, nous pousser, nous humilier aussi, et qui, pour finir, avait accueilli certains secrets qu’il ne partageait qu’avec une seule femme, sa compagne depuis soixante ans – dont le cerveau, donc, s’était déplacé. »
Parlant de son père, Mendelsohn ne cesse donc de dresser des parallèles avec l’œuvre d’Homère. Ainsi à travers ce qu’on nomme la Télémachie, et qui raconte le départ de Télémaque en quête d’Ulysse. Une autre question, existentielle, surgit : « Pour un garçon qui n’a jamais connu son père, qu’est-ce qui est le plus dur ? Vivre sans père, ou bien le rencontrer à vingt ans et devoir apprendre à le connaître ? » Ces reconnaissances, anagnorisis en grec, donnent leur titre à l’avant-dernier chapitre du récit. Elles permettent à Télémaque de devenir l’égal de son père : son éducation évoquée dans le deuxième chapitre est achevée et Ulysse a retrouvé sa place.
La construction du récit peut donc étonner en apparence ; elle devient claire à la réflexion. Alors qu’on attendait du récit qu’il traite aussitôt du héros de Troie de retour à Ithaque, quatre chants sont consacrés au jeune Télémaque qui s’informe auprès de Nestor à Pylos ou de Ménélas et Hélène à Sparte. Il fallait qu’il découvre son père à travers ce qu’en savent les autres, pour le rencontrer et le connaître. Entre le fils et le père se tissent donc des liens longtemps invisibles, jusqu’aux retrouvailles, chez Eumée, à Ithaque. Ulysse retrouve ensuite Laërte, son père, devenu paysan solitaire, rongé par le chagrin, résigné à mourir, soudain rajeuni quand il affronte les familles des prétendants massacrés en compagnie de son fils. Les trois âges de l’homme sont ainsi rassemblés quand Télémaque, Ulysse et Laërte affrontent ces gens avides de vengeance. De même, dans les épreuves, le père et le fils Mendelsohn s’entraident, se trouvent à égalité. On le verra à Gozo, quand Jay aide son fils à vaincre sa claustrophobie pour visiter la grotte de Calypso. On le verra aussi applaudir son fils faisant sur le paquebot une conférence sur le poème « Ithaque » de Cavafy. L’enthousiasme n’est pourtant pas son genre. Ni les marques d’affection.
Il y a dès lors quelque chose d’émouvant dans les passages que Mendelsohn, analysant l’œuvre mais aussi sa propre vie de fils, consacre à l’homophrosynê, la communion d’esprit qui unit les couples. Ulysse, on le sait, n’a pas été insensible aux charmes de Calypso, de Nausicaa ou de Circé. Il n’en est pas moins retourné à Ithaque où l’attendait une femme qui avait perdu de sa beauté, qui avait vieilli, ce qui ne serait jamais le cas de la nymphe Calypso. L’amour qui unit Jay et son épouse est du même ordre : homophrosynê. On trouvera d’autres exemples de ces parallèles, de ces liens tissés entre l’ordinaire d’une existence à Long Island et le légendaire de l’épopée. Pour elle, casanière, quasi recluse chez elle, Jay n’a jamais voyagé. Tout l’inverse d’Ulysse.
Professeur, fils et père, Daniel Mendelsohn est aussi écrivain et l’Odyssée est l’un de ses modèles. Peu importe en effet qui a écrit ce chef-d’œuvre, si c’est le texte d’un homme ou de plusieurs aèdes, l’essentiel est que sa construction, son sens du détail, de la scène, nous éclairent, que l’émotion qui jaillit de l’épisode du chien Argos ou de la reconnaissance par la servante Euryclée soit toujours présente. Au collège – en sixième –, on met l’accent sur l’aventure, sur l’action, sur la ruse puis la forfanterie d’Outis, « personne », qui se désigne comme Ulysse à sa victime. C’est un passage obligé ; on pourra lui préférer les divagations d’Hélène, les larmes d’Ulysse entendant Demodocos raconter le siège de Troie, ou l’extraordinaire voyage aux Enfers. Mendelsohn rappelle très justement ce qui oppose Agamemnon et Ulysse, et donc Clytemnestre et Pénélope. L’aveu d’Achille à son vieux compagnon surprend. De même que surprend la légende d’Ulysse refusant de partir pour Troie, et se faisant passer pour fou. Des scènes de vétérans (et notamment dans La tache de Philip Roth) nous reviennent à l’esprit. Mais c’est surtout sur le rôle de la digression, du détour, ce polytropos qui désigne le héros de l’Odyssée, qu’on a envie de s’arrêter. Pour arriver au terme d’un récit, il faut accepter la boucle, la spirale. Et cela n’est pas possible pour qui n’a pas vécu, n’est pas sensible au temps qui s’enfuit : « En cette belle matinée de la fin avril où nous traitions des chants XIX et XX, j’avais hâte d’aborder l’épisode de la cicatrice d’Ulysse, où se trouvent mêlés tant de thèmes essentiels de L’Odyssée : la dissimulation et la reconnaissance, l’identité et la souffrance, la narration et le passage du temps. Mais une fois de plus, je dus me rendre à l’évidence : les étudiants ne s’intéressaient pas du tout aux mêmes choses que moi. Seul Damien, le jeune Belge, avait parlé de la cicatrice d’Ulysse sur notre forum. Sans doute, me dis-je, est-ce parce que je suis écrivain que cette scène me fascine plus qu’eux : car tout l’intérêt de la composition circulaire est de fournir une solution élégante au défi technique qui se présente à quiconque veut entrelacer le passé lointain à la trame d’un récit au présent en gommant les sutures. Ils sont si jeunes, me dis-je un peu dépité, leur passé est encore si proche de leur présent que rien ne les presse encore à trouver moyen de les reconnecter. »
Comment transmettre ? Comment relier les fils entre présent et passé, entre des Grecs qui ont vécu dans le monde archaïque et nous, qui ne savons pas où nous allons, ou si mal ? Ce livre de Daniel Mendelsohn ouvre sur ces questions et sur bien d’autres. C’est aussi une superbe élégie offerte à Jay Mendelsohn, qui aura préféré la précision à toute chose, et qui, contrairement au héros grec, n’aimait ni tricher ni mentir.