Des modernités musicales oubliées

Publié en anglais en 1974, Experimental Music : Cage et au-delà, bénéficie grâce aux éditions Allia d’une réédition magnifique, qui met à disposition un document majeur pour la compréhension des mouvements musicaux expérimentaux anglo-saxons des années 1950 et 1960, aujourd’hui méconnus et de plus en plus réduits à une performance plus proche de l’art contemporain que de la musique (la dernière représentation de Terry Riley à Paris en mai dernier s’est produite au centre Pompidou). Adressée prioritairement à un public déjà averti, la réédition de l’ouvrage de Michael Nyman devrait intéresser plus largement les curiosités pour la modernité intellectuelle, artistique et politique de l’Occident des cinquante dernières années dans laquelle Experimental Music comble de nombreuses lacunes et ouvre, plus de quarante ans après sa première parution, d’infinies perspectives.


Michael Nyman, Experimental Music. Éditions Allia, 2017, 25€


Parmi ce qu’on appelait autrefois les beaux-arts, la musique jouit presque seule d’un privilège étrange, celui d’échapper à un certain snobisme fasciné d’avant-garde. Combien de semi-habiles s’outragent d’entendre quiconque préférer Hugo à Joyce ou Rembrandt à Picabia ; puis arrêtent sans détour leur goût musical à Wagner, aux Beatles ou à John Coltrane ? Le mélomane moderniste de l’époque tient alors souvent du Vendredi qui, pensant trouver un frère dans ses pairs littéraires ou picturaux, découvre rapidement des Robinson sans scrupule de mépris face à ses goûts. Longue litanie de déictiques péremptoires : « ce n’est pas de la musique », « c’est inécoutable », « un enfant de quatre ans pourrait jouer cela » qu’il lui sera interdit de prononcer en lisant et contemplant d’autres avant-gardes, sauf à courir le danger d’une déchéance suprême :« être beauf », qui concerne visiblement moins les goûts musicaux que les autres.

Pour cette première raison qui est la moins salutaire de toutes, Experimental Music est déjà un bon samaritain nécessaire, qui fait se sentir moins seuls ces rares naufragés amateurs de musiques extrêmes. Mais cette belle réédition de l’ouvrage de 1974 apporte aussi les moyens de penser en profondeur cette particularité de la musique dans l’histoire artistique occidentale des deux derniers siècles, en témoignant de mouvements dont le récit a été largement oblitéré et transformé, pour introduire John Cage et consorts dans une catégorie où ils ne voulurent jamais être : celle de la conceptualisation et du jeu savamment esthète, celle de la performance plus que de l’œuvre d’art, celle de l’art contemporain qui commençait juste à poindre à l’époque. Ainsi de John Cage, évoquant sa fameuse pièce silencieuse (4’33), qui « n’est pas une négation de la musique mais une affirmation de son omniprésence », primauté de la « main » sur la « tête », recherche de continuité entre « l’Art » et la « Vie ».

Michael Nyman, Experimental Music

La nature de témoignage de l’ouvrage se double ainsi de celle de capsule temporelle où l’on redécouvre dans leurs intentions premières les démarches de nombreux artistes et mouvements, dont la notoriété a été plus ou moins validée par les décennies postérieures. Michael Nyman se love au plus près de ces musiciens dont il est l’ami, au moment où il entame sa propre carrière de compositeur qui lui amènera plus tard une certaine célébrité en tant que compositeur des bandes originales de Peter Greenaway, Jane Campion, voire Patrice Leconte (Monsieur Hire). Cette proximité, cette amitié avec l’objet dont il est presque le premier à fournir la pensée écrite et l’histoire, donne toute sa force à Experimental Music, qui a posteriori fait autant figure de synthèse pour le futur de vingt ans de musiques que de manifeste pour le présent de ce qu’il s’est déjà passé.

Cette histoire aujourd’hui réservée à quelques passionnés peu nombreux infirme, bien évidemment, la somme astronomique des clichés accolés à ces musiques. La première est son affiliation à ce qu’on nomme improprement mais régulièrement le « classique contemporain », dont ces musiciens ont dénoncé, dans un militantisme souvent aussi politique qu’artistique, la dimension élitiste et cloisonnée. L’affirmation paraît évidente à mesure de la lecture, entamée par une préface éloquente de Brian Eno, qui sert implicitement de rappel des influences incommensurables exercées par ces musiciens sur le rock (notamment la scène de Canterbury et l’ensemble du rock progressif anglo-saxon), les musiques improvisées et de nombreux mouvements de jazz, l’électro et la house, le hip-hop récent jusqu’à la pop et à la variété internationale – voir le drone qu’honore Radiohead dans son chef-d’œuvre, OK Computer, qui doit tout à La Monte Young, à l’honneur dans l’ouvrage. La nécessité historique du livre près d’un demi-siècle plus tard est entre autres celle de rétablir la situation de ces musiques taxées hâtivement d’extrême intellectualisme et d’élitisme suprême. Cela, elles l’ont refusé et combattu en accusant la musique savante occidentale de s’y être trop systématiquement perdu.

Michael Nyman, Experimental Music

Michael Nyman © Adrian Martinez

Michael Nyman insiste ainsi longuement sur l’engagement politique et social de ces musiques, notamment dans leur versant anglais où trône la figure de Cornelius Cardew, dont la première carrière obéit à la quête éblouie d’une musique que tout le monde, n’importe quel « innocent musical » pourrait jouer, cherchant à démocratiser radicalement la musique qu’il regrette comme trop bourgeoise. Son militantisme à l’extrême-gauche se fond ainsi dans l’insurrection permanente de sa musique – ainsi que celle d’autres compositeurs amis : Morton Feldman, Gavin Bryars, Christian Wolff, Christopher Hobbs… – qui tente de s’affranchir de la partition par le dessin ou des dispositifs textuels, de la science musicale, pour retrouver la brutalité des intentions sonores, des hiérarchies orchestrales à travers la Scratch Music, véritable démocratie irrévocable qui fit en acte la démonstration des possibles de ces expérimentations. Moins évidente chez les compositeurs américains, la dimension éminemment politique de ces mouvements est au cœur de l’ouvrage, dressant le tableau d’une histoire esthétique engagée dans une révolte absolue, elle aussi affadie par l’institutionnalisation parfois grotesque des musiques savantes depuis la ferveur des trente glorieuses.

À la suite de John Cage, ces musiciens anglo-saxons cherchent à mettre en œuvre une musique qui soit tout autant une politique qu’un projet de société (l’histoire le condamnera à n’être qu’utopique), mais aussi une philosophie et une spiritualité. A ce titre, la définition aux contours forcément flous de cet objet étrange que sont les musiques expérimentales démontre à quel point ces musiciens ont découvert dans leur art une portée intellectuelle qui n’était pas réductible à un procédé discursif, ou pour le dire autrement, à un livre. Pionniers dans l’intégration de nouveaux médias (l’électronique, l’électro-acoustique, une exploration neuve et systématique du bruitisme), défricheurs de rencontres avec d’autres cultures (notamment asiatiques : le confucianisme, le taoïsme et dans une moindre mesure des éléments d’hindouisme), John Cage et consorts apparaissent, dix ans avant le free jazz de Chicago ou l’effervescence de 68, comme les premiers à avoir autant ouvert à tous les vents leurs pratiques artistiques. Les passages sur l’incroyable créativité du mouvement Fluxus ou sur les happenings novateurs du Black Moutain College sont parmi les plus savoureux du livre, et devraient fasciner tout lecteur curieux des premiers âges de ce qu’on qualifie aujourd’hui de noms barbares : interdisciplinarités, intermédialités, tous ces inter… La photo de famille de ces musiciens, trop souvent amputée, est ainsi restaurée avec l’ensemble de la parentèle, comme le montre l’aventure du Black Moutain College : Merce Cunningham y danse, les poètes Charles Olson et M. C. Richards représentent la poésie post-moderniste américaine, Robert Rauschenberg suspend ses toiles blanches, l’influence d’Artaud est revendiquée, et toutes les frontières proprement explosées.

Michael Nyman, Experimental Music

Michael Nyman, en 2015

Experimental Music s’impose indubitablement comme une nécessité pour amateurs et musicologues avertis, comme pour quiconque cherchera à comprendre la créativité insurgée de tous les arts expérimentaux de ces années. Son caractère de témoignage historique et partisan contribue à lui conférer cette force, quoiqu’il mette également en valeur ses limites, qui ont aussi leur intérêt historique. Michael Nyman trahit ainsi la détestation parfois viscérale de ces écoles anglo-saxonnes radicales pour leurs contemporains peut-être plus fameux, certainement plus institutionnels : ainsi de la musique concrète française (Pierre Henry et Pierre Schaeffer), du post-sérialisme d’un Boulez ou plus encore de l’école de Darmstadt bien connue à travers Stockhausen (un livre de Cardew s’intitule Stockhausen au service de l’impérialisme…). Ces attaques parfois violentes permettent une meilleure compréhension des musiques traitées dans l’ouvrage, héritières de Charles Ives et Erik Satie plus que du dodécaphonisme de la seconde école de Vienne, mais mériteraient un argumentaire plus conséquent et plus nuancé, qui n’a à notre connaissance jamais été fourni par la suite. D’autant que Nyman oublie des mouvements majeurs dans l’histoire des musiques contemporaines – notamment la musique spectrale française qui avait déjà entamé son long périple alors, avec Gérard Grisey et Tristan Murail – qui rejettent plus encore sa pensée vers le manifeste artistique et les biais qui y sont attachés. Mais le premier obstacle rencontré à la lecture du livre reste celui qui s’attache toujours aux musiques dont il traite, c’est-à-dire leur difficulté d’accès. Si les chapitres de définition et de récit historique s’habillent d’un potentiel de fascination et d’accessibilité presque universel, la seconde partie de l’ouvrage creuse un sillon très musicologique et technique qui rebutera les lecteurs les moins prévenus.

Le magnifique travail bibliologique des éditions Allia invite à mesurer ces derniers griefs, tant le plaisir de la lecture est sublimé par l’objet magnifique de la précieuse et discrète maison de Gérard Berreby, dont la récente série de publications consacrées à ces sujets est d’une utilité capitale pour le public français. Un travail providentiel, qui permet de restituer un témoignage essentiel sur ces musiques dont on ne répètera jamais assez à quel point elles cristallisèrent des siècles de musiques et d’art pour en délivrer les infinis possibles aux générations postérieures. Indubitablement adressée à un public déjà averti, il faut croire avec conviction que la réédition d’Experimental Music touchera d’autres contrées, et participera à rétablir la musique dans ses foyers où elle ne tient jamais en place ; mais où les semi-habiles n’oseront plus décréter hâtivement la nullité définitive des œuvres de Terry Riley ou Steve Reich. Peut-être même les écoutera-t-on.

À la Une du n° 40