La Chine est, sinon la seconde patrie, du moins une proche patrie pour Jean-Philippe Toussaint. Fuir, deuxième volet du cycle de Marie, s’y déroule, et une grande partie de son œuvre plastique y est produite ou présentée. En somme, ce Made in China qui donne son titre au livre qui paraît en cette rentrée peut s’appliquer à certaines œuvres de Toussaint. Mais ce n’est là qu’une piste.
Jean-Philippe Toussaint, Made in China. Minuit, 192 p., 15 €
Nue. Minuit, coll. « Double », 184 p., 7 €
Piste que l’on suivra le moment venu. Made in China est l’histoire d’une amitié, celle qui unit l’écrivain, auteur de Nue, et Chen Tong, son éditeur chinois, depuis le début des années 2000. De nombreux voyages vers les villes chinoises, des productions menées dans ce pays, ont donné à Jean-Philippe Toussaint de faire vivre et d’enrichir cette amitié née d’un lien commun avec les éditions de Minuit. Des coïncidences aussi : les pères des deux hommes sont morts la même année, et l’enfant de Chen Tong a le même âge qu’Anna, fille du romancier. Une certaine « philosophie » leur est commune, définie par François Jullien dans Nourrir sa vie : la visée importe peu, le « potentiel de situation » reste essentiel.
Avant d’éditer Toussaint, Chen Tong a été l’éditeur de Robbe-Grillet. Il est même devenu éditeur pour publier Le miroir qui revient. Une anecdote liant les mots de Normandie et de Minuit donne le ton de son intérêt pour Robbe-Grillet mais laissons au lecteur le soin de la savourer : c’est l’un des délices à la Toussaint (avec l’usage des parenthèses) et l’on n’en dira rien. « C’est toujours sur des oscillations minuscules que je travaille », écrit l’auteur. Et qu’est-ce qui oscille davantage et de façon plus minuscule que l’anecdote ou l’apparente digression ?
On peut en revanche s’arrêter à une réflexion sur les arts plastiques et la littérature : l’évolution des premiers est comparable à celle des vêtements, qui changent très rapidement, de forme, de matière, de taille, de couleur. Celle de la littérature est plus lente, comme celle de la chaussure. On y songera, incidemment. C’est ainsi qu’il convient de lire Toussaint : en se laissant prendre par le hasard, le fortuit, en cherchant dans l’accident ce qui permet d’avancer, de découvrir et de créer. Comme il l’écrit : « Le sujet de mon livre, c’est le pouvoir qu’a la littérature d’aimanter du vivant », et encore : « c’est le hasard dans l’écriture, c’est la disponibilité au hasard ».
Cette disponibilité, il la rencontre et l’éprouve en Chine, avec Chen Tong comme producteur des essais filmiques, plutôt que films, de Toussaint. Des films « made in China », en somme. On sait l’écrivain cinéaste, auteur de longs métrages. Il l’est aussi de courts films et, par exemple, ici, d’un film intitulé Zahir, le cheval de La vérité sur Marie, devenu fou dans l’orage, sur le tarmac de Narita, à Tokyo. Or le cheval ne répond pas comme il le souhaite lors du tournage. L’équipe pas davantage, qui n’obéit pas à ses demandes. L’expérience vécue avec Zahir se renouvelle dans The honey dress, épisode faisant l’ouverture de Nue. Il s’agit de la présentation d’une robe toute en miel, lors d’un défilé organisé par Marie. Le mannequin est suivi par un essaim d’abeilles et… on renvoie le lecteur à ce texte étonnant, impressionnant, qui vient d’être réédité en poche. Le tournage du film constitue une large part de Made in China.
Mais on aurait tort d’en rester à une lecture aussi littérale de ce récit (nulle mention générique en couverture, d’où cette hypothèse). Récit de l’amitié avec Chen Tong, évocation quasi documentaire des voyages dans ce pays lointain où tout semble disproportionné, anecdotes sur les codes culturels en vigueur là-bas, comme on en aurait trouvé dans Autoportrait à l’étranger, Made in China prend aussi le tour d’une fiction. Ainsi, dès le début, avec la présence de Bénédicte Petibon dont le narrateur se demande si c’est vraiment son nom : « Si on veut que la réalité chatoie, il faut bien la romancer un peu. » Le chatoiement est l’un des effets que prend la prose de Toussaint, ce qui lui donne son relief, quand on l’a si souvent qualifié de minimaliste (en ne songeant, pour le présenter, qu’à La salle de bain). Toussaint romance souvent et, au fond, c’est mieux comme cela, et c’est sans doute nécessaire pour donner leur véritable dimension aux faits.
Le récit du tournage montre la place que prennent les aléas, les contretemps, les difficultés et les embarras dans la création que l’on imagine si limpide une fois qu’elle est achevée. On cherche des abeilles pour le tournage ; on croit en avoir trouvé, mortes et donc sans danger pour l’actrice portant la robe. L’actrice, on la voudrait fluide, comme absente ; le casting met en lumière une jeune femme qui a « quelque chose de puissamment, de violemment, d’indécemment sexuel ». Une autre fois, avec l’actrice finalement choisie, la question de la nudité se pose, embarrassante comme rarement. Parfois, c’est drôle, comme cette rencontre avec un apiculteur chinois ressemblant trait pour trait à Henri Salvador, dont il partage le rire en cascade. Rien n’échappe à l’aimant littérature dont parlait Toussaint.
Récit d’un tournage compliqué, rempli d’obstacles, que Chen Tong se charge de passer en tant que producteur et surtout homme d’une grande sérénité, Made in China est, comme tous les livres de Toussaint, un art poétique, une réflexion sur la conception de l’œuvre, et ici du texte. Il était question qu’un journal de tournage accompagne ce tournage de The honey dress. Il aurait dû s’intituler Le fatal et le fortuit, un de ces titres en deux temps qu’apprécie l’écrivain, et qui aurait fait écho à L’urgence et la patience. Ce livre en contient le germe et on lira ces quelques lignes ; elles donnent envie de lire l’ensemble qui aurait pu exister : « Il est sans doute illusoire de vouloir extraire un seul élément de l’écheveau des causes enchevêtrées qui président à l’origine d’un livre. Comment, en effet, retrouver la figure initiale, l’image ou l’idée première qui a amorcé l’écriture d’un livre derrière les multiples couches de sédiments, les dépôts successifs, l’accumulation de mots et de variantes, de renoncements et de retours en arrière, d’idées, d’ébauches, de scènes entrevues et abandonnées, de chatoiements de couleurs et d’émotions qui se sont amoncelés et mélangés tout au long des mois de maturation et d’écriture, mais l’intuition première, l’étincelle initiale qui est à l’origine de Made in China, je l’ai eue dans la voiture qui me menait à la Foire de Canton en ce jour de novembre 2014. »