Dans « Je me promets d’éclatantes revanches », Valentine Goby rend un hommage passionné à Charlotte Delbo, dont les textes dégagent une force rayonnante et presque mystique et qui l’accompagne depuis l’écriture de Kinderzimmer.
Valentine Goby, « Je me promets d’éclatantes revanches », L’Iconoclaste, 192 p., 27 €
Peu connue du grand public, Charlotte Delbo fait partie de ces écrivains dont la non-rencontre avec les lecteurs reste mystérieuse. Elle publie d’abord, aux éditions de Minuit, Le convoi du 24 janvier, une enquête minutieuse et systématique, sous la forme de notices biographiques, sur les deux cent trente femmes déportées à Auschwitz Birkenau au début de l’année 1943, dans le même convoi qu’elle ; puis, dans les années 1970 paraîtront les trois tomes d’Auschwitz et après, où le camp surgit en des textes courts et d’une beauté saisissante qui resteront peu lus. « Charlotte Delbo craignait l’oubli, elle a connu indifférence et incompréhension », écrit Valentine Goby en avançant l’hypothèse d’un projet littéraire trop insolent et dérangeant pour avoir de l’écho : « comment imaginer point de vue plus iconoclaste, plus en décalage avec tant de témoignages rapportés des camps d’extermination : l’idée que d’Auschwitz on peut revenir ; se délivrer par la grâce de l’écriture ».
Le livre de Valentine Goby n’est ni un roman ni une biographie, mais le récit d’un coup de foudre littéraire porté par une langue saisissante dont la fulgurance projette le lecteur « loin du lino gris pâle de la bibliothèque » jusqu’à l’entrée du camp d’Auschwitz. « Écrire, c’est tendre la main par-dessus l’abîme pour que le lecteur effectue le voyage impossible vers ce qu’il ne croyait possible d’atteindre que par l’expérience ». Car il ne s’agit pas de témoigner, de raconter, de décrypter, ni d’expliquer les faits – « le corps est si absent de ces témoignages, il ne reste qu’un discours ». Plutôt que de faire savoir, Charlotte Delbo donne à voir. « Elle réveille Auschwitz dans le corps, son supplice ». Plutôt que de peindre « ce visage rongé par les rats ; cet homme qui marche les crocs d’un chien plantés dans son fondement ; cette femme aux genoux écorchés qu’on tire sur les cailloux », elle interpelle les lecteurs : « Essayez de regarder. […] Essayez, pour voir ». Elle forge une langue pour incarner l’indicible. Écriture des corps pour faire surgir la « constellation de visages » qu’est le camp, écriture fragmentaire pour refléter le blanc de la neige, « paysage d’estampe à la fois lugubre et gracile », fait de « quelques hachures noires, jetées dans le blanc », elle rend palpables les sensations de l’inhumain : « La glace. Le ruisseau. La civière, les mortes tête pendante. L’appel. La tulipe à la fenêtre d’une maison isolée. Le block. La soif. La terre au fond des tabliers. Un râle, la nuit ». Et Valentine Goby d’écrire : « Elle veut être Électre doublée d’une poète : plus que se souvenir, c’est porter au langage. Son obsession pour la forme est le rempart le plus sûr contre l’oubli. »
Cette expérience physique brute, plongée dans l’effroi sans interprétation, brise un tabou, car, en parlant ainsi d’Auschwitz, Charlotte Delbo réveille une souffrance d’où l’on ne revient pas : « La vie m’a été rendue / et je suis là devant la vie / comme devant une robe / qu’on ne peut plus mettre », écrit-elle. La liberté retrouvée est vertigineuse, illusoire et pleine des cauchemars du camp. Pourquoi écrire alors ? N’est-ce pas s’enfermer dans un deuil sans fin qui ressasse les histoires de la déportation ? Dans le cas de Charlotte Delbo, plus la plaie est rouverte, mieux elle cicatrise. Ce paradoxe singularise son geste d’écriture en le rendant extraordinaire : Charlotte Delbo, écrivain, revient d’entre les morts, car la littérature sauve. L’écriture « avive et anesthésie, la vie et la mort concomitantes ; la vie triomphe à la fin ». La déportée exténuée de soif et la rescapée dévastée s’effacent derrière la femme au long fume-cigarette, à l’air aristocrate, aimant la fête, chérissant le superflu au point qu’elle décrète « qu’elle sera rentrée quand elle pourra jeter un éclair au chocolat ». C’est là sans doute ce qui dérange, selon Valentine Goby : Charlotte Delbo n’est pas seulement revenue à la vie, elle survit, au sens littéral du terme, avec générosité et panache, femme libre et farouchement indépendante qui se promet « d’éclatantes revanches », comme elle l’écrit à Louis Jouvet dès sa libération.
Pour Valentine Goby, lire est une archéologie de soi-même, « non une quête d’exotisme, mais une entreprise d’excavation : la révélation de ce qui me relie intimement au monde, me coule dans sa respiration, me fait une semblable ». Son livre est un voyage de bibliothèque en bibliothèque, de texte en texte, d’archives en archives pour faire revivre les multiples facettes de celle qui réussit l’exploit de restituer dans la langue une humanité époustouflante : la résistante non juive, l’amoureuse déchirée de Georges Dudach, la metteuse en scène du Malade imaginaire dans le camp de Rajsko, la secrétaire de Louis Jouvet, la militante critique face aux mensonges du communisme, la femme libre qui voyage au sortir de la guerre, qui a le goût des belles voitures, de l’amitié, des cigares et du champagne. « Faire quelque chose, c’est transformer la vie en une chance. […] Pour Charlotte Delbo, le plus petit geste suffit : apprenez un pas / une danse […] / apprenez à marcher et à rire ». Valentine Goby creuse les archives pour entendre la voix de son héroïne, « complètement inattendue », « éclatante », dans l’émission Radioscopie de Jacques Chancel, en 1974. Elle cherche à voir son visage et pourrait être intarissable sur l’objet de son cœur, soucieuse qu’elle est de susciter le désir contagieux de connaître Charlotte Delbo et de l’aimer.
La littérature est un art du passage : « Nous connaissons ces livres qui nous brûlent les mains et qu’on sème comme par enchantement. Nous les avons rachetés une demi-douzaine de fois, toujours contents de ne point les voir revenir. Cinquante lecteurs de ce genre, sans cesse vibrionnant à la ronde, sont autant de porteurs de virus filtrant qui suffisent à contaminer un vaste public », écrivait Julien Gracq.