Il y a un an et des poussières, Olivier Cadiot publiait le premier tome d’une Histoire de la littérature récente. Aujourd’hui paraît le tome II. Mais pourquoi « récente », alors qu’il cite, certes très peu, de très grands, de très éloignés écrivains ? L’adjectif lui permet de circonscrire la littérature non pas dans le temps, mais à son regard purement subjectif, plus exactement à son oreille hypersensible aux bruits, aux sons, à tous les types de sons, aux mots, à leur répétition, leur usure, jusqu’à proposer une esthétique et, plus inattendu chez lui, une éthique du « Silence, coupez ».
Olivier Cadiot, Histoire de la littérature récente. Tome II. P.O.L, 250 p., 12 €
Ce tome II se présente comme des lettres à un jeune poète. Il s’adresse à « vous », écrivain potentiel, lecteur usuel ou lecteur fasciné. C’est une parodie d’écriture mode d’emploi, un manuel détourné, impossible, que l’on ne remettrait à nul aspirant poète ou romancier. C’est surtout l’occasion pour l’écrivain consacré de livrer par intermittence, par coups de sonde, tout ce qu’il entend de et sur la littérature telle qu’elle s’écrit aujourd’hui mais aussi depuis toujours. « Écrire, si l’on tient absolument à trouver une définition… », concède Olivier Cadiot du bout des lèvres, avant d’avancer sur ses gardes, en crabe.
Ne comptez pas sur Cadiot pour se placer en surplomb ou pour investir un « je » qui se poserait en donneur de conseils assuré, pilote de drone, comme celui que lui recommande d’acheter un ami pour faire du dripping à la manière de Pollock : « On diminue les frais de transports… les discussions inutiles […] Et surtout les contacts humains. Perte de temps énorme ». De « je » il n’y a presque pas dans ces pages. Au contraire, exactement comme dans les fictions de Cadiot, c’est frappant, çà et là presque angoissant, il accumule les « on », les « ça », les « c’est », les pronoms sans vrai sujet ; les brèves successions de substantifs sans articles ni coordination, effet de staccato garanti, cœur du rythme de la prose de Cadiot. Arasement des voix, il mêle allègrement style direct, indirect, passé présent futur, c’est autrement, ailleurs, derrière les lignes qu’il faut aller « le » chercher, l’écouter. Et il étonne.
Tout a été dit sur Cadiot, pourtant, et il le sait : sa drôlerie, ses facéties, ses ellipses de poèt’ qui tire plus vite que son ombre ; sa proximité avec des musiciens comme Rodolphe Burger ; sa brève vie d’éditeur de revue ; sa complicité avec Ludovic Lagarde, metteur en scène impeccable de ses objets fictionnels bizarres qu’il confie au corps massif et dégingandé de Laurent Poitrenaux, comédien-Stradivarius ; ses sauteries scéniques quand lui-même se lit et se commente : alors, son Histoire de la littérature récente prolonge-t-elle ces effilochades, ces décharges de dérision savante ?
Super smart, Olivier Cadiot a compris les dangers de la professionnalisation, de la pose, du statut d’écrivain bouffon qui se serait assagi, performateur de mots, devin, un rêve d’universitaire, autant de costumes qui lui siéent mal en effet. « Vous avez creusé votre tombe, vous êtes devenu professionnel à force. Vous êtes replié sur votre activité, boulanger, professeur, écrivain, c’est pareil, vous ne faites qu’une chose en une vie », prévient-il dans « Un mage en hiver », écho burlesque de son Un mage en été. (Les amateurs de reprises, de détournements et de listes que la simple accumulation rend absurdes peuvent se reporter à la table des matières de quatre pages pleines.) Comment se dépêtrer de tant de responsabilité obligée, de concessions au spectacle, de devoir d’engagement ? « Espérons que pendant ce moment professionnel, vous avez gardé intact ce mélange de terreur et d’émotivité. »
À la professionnalisation intégrale, de pied en cap, on préférera donc des moments, des fragments, des fractions, quelques apparitions sur un plateau, et disparition. Il y a plus de cohérence qu’il n’y paraît chez ce mage. Même s’il ne « livre » rien, il fallait s’y attendre, il laisse beaucoup échapper. Rembobinez, écoutez, obligez-le à se répéter : « terreur » et « émotivité ».
Cadiot est sensible à tout ce qui se dérobe aux écrivains, à la conscience, les « petits bouts, trois lignes en marge, sorte de condensé télégraphique qui se défragmentera dans une page ou un chapitre entier ». Il cite en exemple les annotations de Flaubert en marge du manuscrit de Madame Bovary, minuscule poème que le roman en face fait vivre, et, comme son esprit a le goût de l’inversion, il ajoute : « On pourrait imaginer l’inverse : qu’un livre en phase terminale, déjà replié sur lui-même, organisé, composé, produise par sursauts ou hoquets des morceaux de phrases, fragments, fusées d’idées soudaines… » C’est ainsi qu’il lutte contre la pompe, l’ensevelissement, la mort, avec des phrases « en plan ».
C’est difficile, casse-gueule, il faut être un parfait écrivain-musicien pour réussir l’équilibre, interrompre le mouvement, décaler exactement où il faut. Chez les autres, il sait très bien admirer et repérer cette justesse : chez Jim Thompson, par exemple, dont il évoque l’usage des italiques, non plus parce que c’est décalé, mais « déchirant ». Pourquoi ? Il le dit en une seule page parfaite intitulée « Aérodynamique ».
Olivier Cadiot est davantage que le concentré de modernité sonore et verbale auquel on pourrait le réduire. Il a d’abord une oreille absolue pour l’époque, qu’il enregistre en la devançant très légèrement : « J’ai de la chance, j’ai travaillé dans les soutes chez Publicis. Je connais leur puissance de frappe aussi bien que leur extraordinaire esprit de sérieux caché sous une vague ironie. J’ai vu de près la fabrication de prétendus “concepts” », expliquait-il à la revue Vacarme en 2008. Passé par la publicité, la fabrique du détournement qui vise la manipulation, il chope allègrement tous ceux qui en sont les esclaves à leur insu ou les clones masqués, pire encore quand ils se revendiquent porte-parole de la liberté.
Ainsi, le bloc intitulé « Actors Studio » qui commence bille en tête par une déclaration ministérielle : « La culture, voilà notre arme de destruction massive, proclame une récente ministre de la Communication, absolument, avec nos petits poings à nous, on peut éradiquer les extrémismes. » Saisi par autant d’assurance et de risible, vous allez sur Internet et vous tombez aussitôt sur la coupable : énarque, voix de son maître de la bonne conscience bien dressée qui pave notre enfer quotidien. Élégant mais condescendant à juste titre, Cadiot ne donne pas de noms. Il n’est pas délateur.
Peu de poncifs échappent à son oreille hypra-contemporaine. Il épingle les deux extrêmes de la fiction qu’aiment les journalistes et les ambitieux d’aujourd’hui. D’un côté, les confessions, l’exposition d’un soi pauvre et nu : « Les livres de confession, les souvenirs des gens, les journaux intimes, ça ne nous intéresse pas – mais nous n’aimons pourtant que les textes qui nous parlent de la vie quotidienne. » L’idée envahissante et nocive que la littérature serait une thérapie et le « je » l’instance suprême de légitimation : « l’idée absurde qu’il faut laisser aller la langue, comme si nous en avions une vraie. […] Voilà un de nos mythes : fructification automatique. » Nous sommes si loin de l’écriture du même nom. Quelle tristesse.
De l’autre, le roman fondé sur un sujet, lourd, vrai, riche de pathos : « Pendant mille ans on s’est tapé l’irréel, maintenant c’est parti pour le réel. […] La littérature transcrit la réalité telle quelle. Les spectacles seront radicalement vivants. On installera partout d’immenses miroirs pour refléter le monde – on n’a plus qu’à recopier ». C’est si vrai, combien de rentrées, de livrées, de caddies entiers de « romans », dont souvent les plus encensés, boursouflés de documentation, d’histoire vite dite, de témoignages bruts, garants d’authenticité et d’efficacité. « Le réel, dit-on, ça cogne. »
Il est rare qu’Olivier Cadiot élève la voix et dresse une barrière, mais il le fait une fois et à dessein, avec un sens aigu de ce qui est obscène quand le « je » des confessions croise ce réel récent, apparu comme par miracle : le bloc-texte s’intitule « Espéranto » et commence ainsi : « Des gens traversent la mer à cinquante dans un zodiac » pour dériver sèchement jusqu’à : « Ne faites pas des poèmes sur eux. Ni minimalistes ni répétitifs. Ne dites pas je à leur place. Traverser la mer avec un enfant dans les bras, ce n’est pas une performance. Arrêtez l’art. »
La forme courte est une affaire d’esthétique, de capture de son, mais la forme est aussi une affaire de morale. Ce que nous appelions l’éthique du « Silence, coupez ». Cadiot ne résiste pas seulement à l’académisme, mais à l’opportunisme, au réalisme qui autoriserait tout.
Son essai cite peu de grands noms ni de noms que l’on aurait tort de méconnaître, il n’est pas là pour révéler des secrets de fabrication ni réhabiliter qui que ce soit. Ceux qu’il nomme sont d’autant plus marquants qu’ils sont de l’autre côté de l’atlas de la littérature par rapport à lui : la page 178 de cette Histoire est saisissante parce qu’elle est un concentré de géants qu’un lecteur pressé n’attendrait pas. Relevons trois d’entre eux (sur six) : Victor Klemperer, qui a suivi et vécu en direct la genèse de la langue nazie ; Varlam Chalamov, victime des camps totalitaires soviétiques ; Richard Hoggart, apologiste de la « culture du pauvre » dont il est issu. Voilà pour la face macabre du XXe siècle et trois de ses immenses témoins à qui Olivier Cadiot octroie le droit de se « confesser » par écrit et dont il souligne la « douceur ». C’était imprévu.
Mais peut-être moins quand on identifie un autre mot, « douleur », qui revient aussi souvent sous sa plume. Il s’inscrit en faux contre la professionnalisation de l’écrivain, mais aussi celle de l’émotion : « On installe des barrages de feutre pour éviter de pleurer trop longtemps sa mère disparue, son chien miraculeux, son frère mort. » Mais ce serait faire injure à sa réserve que de relever tous les coins de voile soulevés sur le « sentiment », la « sensation », échardes qu’il dégage subrepticement et imprime en profondeur. Sa retenue est telle qu’il lui faut passer par l’allemand de Webern conseillant d’interpréter le dernier mouvement d’une de ses pièces avec « tendresse » – In zarter Bewegung – pour se glisser, lui, simplement. Protégé, dissimulé, il risque une définition magnifique de l’abstraction en art qui a quelque chose à voir avec l’abstraction de soi : « Si on regarde l’histoire de l’art de très haut, on voit grossièrement qu’on est passé péniblement d’Ingres à Pollock et que l’abstraction, la plus libre possible, est la plus belle conquête de l’homme. »