Un livre, discret, élégant, qui reproduit un album tiré à 200 exemplaires qui avait paru en Suisse en 1981. Quinze lithographies, gravées sur la pierre de la main d’Eugène Ionesco (1909-1994), étaient accompagnées de commentaires subtils et d’un long texte intuitif d’introduction.
Eugène Ionesco, Le blanc et le noir. Gallimard, coll. « L’imaginaire », 78 p., 6 €
En Suisse, à Saint-Gall, près de la cathédrale, de la bibliothèque, du couvent, Ionesco marche de l’hôtel à l’atelier de lithographies : une heure vingt par jour, épuisé et content. Et quand il marche à Paris, c’est cinq ou dix minutes, pour les journaux ou pour rencontrer des intellectuels, des « peintres plus ou moins ivres », sans trop les écouter.
Alors, il recommence à dessiner à Saint-Gall, il a pendant des années tracé des centaines de gribouillages, figuratifs ou non. Il inscrit « avec naïveté », « avec sincérité », les triangles, noirs ou blancs, les flèches aiguës, les cercles, les troncs d’arbres, les diagonales qui se croisent, une sorte d’animal (un rhinocéros ?), un homme assis, le centre de la roue, un diable…
Parfois, Ionesco voudrait suggérer « une figure de douceur céleste ». Il remarque : « Je sens le besoin de dessiner des formes ovales. Et, pour le moment, je fais des formes rondes, triangulaires, rectangulaires, des cônes, des pyramides, de vagues trapèzes, des cylindres. […] La figure de la Vierge pourrait avoir la forme d’un doux ovale. Plus tard, si je peux, je ferai une Vierge noire ».
Ou bien l’ovale donne à Ionesco le souvenir triste d’une femme éperdue qu’il a connue trois ou quatre ans plus tôt : « Elle était belle, bien qu’elle eût la peau abimée par de très nombreuses rides sur le visage, malgré sa jeunesse. La peau comme brûlée. […] Elle avait ensuite griffonné pour moi quelques mots désespérés comme une demande de secours, vaine demande, impossible appel… Hélas, j’ai perdu le billet et son adresse et j’ai oublié son nom. Personne n’a rien pu me dire ».
Ionesco commente ses dessins et il est gêné par les commentaires. Il note : « Il y a de ces dessins qui sont des discours ; il faut empêcher que je sois tenté par le dessin-discours. » Et aussi, il crée involontairement : « Quand je commence à faire quelque chose, c’est autre chose qui sort. Souvent, c’est mieux, c’est préférable, il faut que le rythme y soit. » La chasse aux formes serait proche, peut-être, de la recherche de Ionesco et de celle d’Henri Michaux : le choix de la surprise.
Souvent Ionesco est ennuyé par les interprétations indécises, contradictoires de certains dessins. Il remarque : « Bien embarrassé d’interpréter ce dessin ! » Ou bien, il note : « Cette fois, j’ai un noir qui, paradoxalement, a l’air toutefois d’hésiter. On dirait qu’il aurait envie de se retourner contre lui-même, alors qu’il pourrait conquérir toute la place. […] Oui, une défaite du noir par le noir ». Ou encore, il s’interroge : « En bas, à gauche, un dessin que je ne puis interpréter : une futaie ? un château ? une composition de triangles ? » Ou aussi un autre dessin est mystérieux : « Je ne puis vraiment pas affirmer que ce dessin ne représente pas un arbre. […] C’est son abandon qu’il offre. Il pleure comme un saule. […] Je le trouve tout de même digne dans sa tristesse. Attend-il encore un printemps ? ». Ou bien il insiste face à une autre surface : « C’est l’ensemble qui parlera. Peut-être. »
Ionesco n’oublie jamais le sacré ambigu. Il a regardé les peintures de Vermeer qui propose des scènes de la vie quotidienne : « Le Divin se cache au plus profond de nous-mêmes. Le divin se cache bien entendu aussi dans l’au-delà du monde. […] Il est l’Inattendu, l’Inespéré. […] Peut-être suis-je moi-même un incroyant plein de foi. La foi de la non-foi, l’espérance du désespoir. » Il a lu aussi un livre de Julia Kristeva sur l’abjection et il considère le Sacré comme un « imputrescible ». Dans une autre lithographie, Ionesco représente « une croix bien triste, esseulée. Est-ce parce qu’elle manque de crucifié ? ».
Interviennent les rires diaboliques, les rires grinçants, le rire des morts en sursis, les rires de pauvre diable. « Il y a pas mal de démons. Et voici leur chef, le maître, dictateur, le tyran. » Il regrette la violence atténuante, fade : « Ma révolte est plutôt douce, trop douce malgré l’aspect grinçant de mes figures, sans doute faute de moyens, faute de technique. […] Les monstres ne sont plus que risibles, voire même, qui sait, amusants. Plutôt que plaintes, gémissements, révoltes, ce ne sont qu’enfantillages ».
D’ailleurs, Ionesco a toujours créé des pièces de théâtre, plutôt que « d’anti-théâtre », depuis La cantatrice chauve en 1950. Il a voulu, dit-il, mettre en évidence une « tragédie du langage » ; cette tragédie serait comique, le théâtre obéit à la logique du « nonsense ». Ainsi, les dessins de Ionesco seraient simultanément tragiques et burlesques, émouvants et cocasses. Il trace des pendus schématiques et risibles, des masques horribles et amusants, des démons bouffons, des poupées-monstres, des têtes rigolardes et stupides. Il écrit : « On retombe toujours sur le noir et le blanc, sur le mal, le cruel, fussent-ils dérisoires. » Il note : « Avec mes fantasmes de Bien et de Mal, de noir et de blanc, je n’aurai heureusement fait que des dessins comiques. »
Sans cesse, les noirs et les blancs circulent. D’une source noire surgissent, explosent, des sortes de créatures blanches et noires. Ou bien des figures noires et blanches alternent, ou se posent « autour d’un monstre noir aux dents blanches, à l’œil clair ». Ou aussi le visage est un triangle noir avec un nez blanc. Ou encore, les pendus blancs et les pendus noirs sont strangulés aux cordes des potences. Ou bien un coin blanc et quatre échancrures blanches jaillissent sur une page noire. Ou aussi un coin noir est brutal, violent, et il attaque le blanc qui résiste.
Eugène Ionesco offre dans ses lithographies le démoniaque et la joie. Il s’amuse ; il joue. Il perçoit des « jouets pour enfants ». Car « picturalement cela a l’air de s’envoler ». Et, avec ironie, il s’interroge : « Est-ce gai ? »