Quand, en 2001, il réalisa Taurus, sur la fin de la vie de Lénine, Alexandre Sokourov le conçut comme un volet d’une trilogie, élargie plus tard en une tétralogie, sur les « tyrans du XXe siècle » : Vladimir Oulianov figurait ainsi, dans cette suite funèbre, entre Hitler (portraituré dans Moloch) et Hiro-Hito (dont le règne est rappelé dans Le soleil), suite sur le pouvoir que venait clore le film consacré à Faust.
Tariq Ali, Les dilemmes de Lénine. Trad. de l’anglais (Royaume-Uni) par Diane Meur. Sabine Wespieser, 488 p., 25 €
Un bref regard sur les témoignages et les livres les plus fameux qui célèbrent le penseur d’un chambardement mondial ou, au contraire, déboulonnent la statue d’un maître du Kremlin accusé d’être le chef d’orchestre de la destruction en marche bien avant Octobre 1917, et le novice penché sur les soubresauts qui ébranlèrent le monde au cours des deux premières décennies du XXe siècle, ne peut que s’avouer perplexe. Lukács, dès 1924, très peu de temps après la mort de Lénine, salue en lui le seul théoricien (héritier de Marx, capable de rivaliser avec lui) que l’aspiration à la révolution mondiale ait porté sur le devant de la scène. Maïakovski, tout en sachant que son héros lui préférait le « bourgeois » Pouchkine, s’est très tôt lancé dans un long poème à la gloire du « petit garçon comme les autres », né à Simbirks, qui devait devenir une bombe contre les monarchies. Bertrand Russell, en visite à Moscou en 1920, vante la simplicité de celui qui lui apparaît comme un « aristocrate intellectuel » et, dans Pratique et théorie du bolchevisme, publié à son retour, décrit Lénine comme un être « dictatorial, calme, incapable de peur, extraordinairement dépourvu d’esprit possessif, une théorie incarnée ». Et d’ajouter : « On peut sentir que le matérialisme historique est son sang et sa vie ». Mais Russell finira par comparer le bolchevisme à un totalitarisme, au grand dépit des dirigeants bolcheviques. H. G. Wells, venu, quelques mois après Russell, sur les nouvelles terres de la révolution à l’invitation de Gorki, aura des entretiens avec Lénine – il ignore que celui-ci tient en piètre estime ses romans de science-fiction. Wells sera à ce point séduit et ébloui par ce que son hôte veut bien lui laisser entrevoir que, dans ses impressions de voyage rédigées dans la foulée, il tressera des couronnes au « Rêveur du Kremlin ».
Publié par les éditions Lebovici, Mes rencontres avec Lénine, du bolchevik Nicolas Valentinov, n’est pas avare en anecdotes sur celui qui est présenté d’emblée comme un personnage pour le moins paradoxal : on apprend, par exemple, qu’il adorait Oblomov de Gontcharov mais détestait Les possédés de Dostoïevski, « cette saleté réactionnaire », et vomissait la poésie de Maïakovski (du « remplissage », du « charabia », digne d’un « bouffon »).
Parmi les pourfendeurs les plus impitoyables du leader bolchevique, il faut compter Curzio Malaparte qui, dans Le bonhomme Lénine, tire à boulets rouges sur celui dont Boris Souvarine, dans un entretien de 1979 resté fameux, chante les louanges. Pour Malaparte, Lénine n’a assisté aux événements de 1905 qu’en spectateur, en se contentant de prendre des notes, « et de griffonner des considérations relatives à la tactique insurrectionnelle, en marge des volumes de Clausewitz sur l’art de la guerre ». L’obsédant romancier de Kaputt surnomme Vladimir Oulianov le « Gengis Khan du marxisme », l’accuse d’être un « monstre altéré de sang » et de confort, un « fonctionnaire ponctuel et zélé du désordre », qui a peur des conséquences pratiques, humaines (massacres, famines, saccages), de ses idées. Et Malaparte de condamner avec un mépris mêlé d’épouvante le « fanatisme petit-bourgeois de Lénine ».
Le portrait de Malaparte est, avec celui de Lukács, le seul, parmi tous ceux cités ici, auquel fait allusion (mais pour le balayer d’un revers de main) Tariq Ali dans Les dilemmes de Lénine. L’auteur du Choc des intégrismes, et de romans tels que Berlin-Moscou, qui tente de rappeler combien le communisme avait été une exaltante utopie, ne se propose pas cette fois d’écrire la biographie du leader bolchevique ou de faire l’inventaire de l’héritage du léninisme, mais, à travers un substantiel et brillant essai, se demande si, vraiment, comme le proclamait Vladimir Oulianov, « la Révolution est la fête des opprimés et des exploités ». Si, dans ces pages, il est question du frère aîné de Lénine, pendu en 1887, à l’âge de dix-neuf ans, pour avoir voulu attenter à la vie du tsar, si Tariq Ali raconte, accessoirement, que Lénine, pour se faire le théoricien de la révolution mondiale, dut renoncer à ses trois passions, le latin, les échecs et la musique, si l’auteur revient, dans d’importants passages, sur la figure d’Inessa Armand, l’amante révolutionnaire (la « féministe bolchevique », comme il la nomme), rencontrée à Paris en 1909, Les dilemmes de Lénine est avant tout une traversée du XXe siècle, des mouvements anarchistes au djihadisme d’aujourd’hui, de l’apparition du Catéchisme du révolutionnaire, ce « manuel d’instruction séculière à l’usage des activistes radicaux », au legs de Lénine, sans qui, dit Tariq Ali, il n’y aurait pas eu de révolution socialiste en 1917. Lénine dont les textes (il a laissé quelque quarante mille pages imprimées) ont été momifiés ou, au contraire, comme le déplore Althusser dans Lénine et la philosophie, dédaignés par la philosophie universitaire, qui ne peut supporter l’idée « qu’elle ait à apprendre quelque chose de la politique et d’un politique ». Revenant, dans de longues digressions, sur le « roman utopique » Que faire ? de Tchernychevski, portrait d’un révolutionnaire presque fanatique, Tariq Ali souligne le premier dilemme de Lénine, entre anarchisme et socialisme, non sans rappeler la fameuse phrase du leader bolchevique : « On ne fait pas une révolution avec des gants immaculés. » Lénine devait reprendre le titre de Tchernychevski pour son traité politique, accueilli avec ferveur par les sociaux-démocrates.
Essentielle dans le livre de Tariq Ali est aussi la réflexion sur l’internationalisme, avec de passionnantes pages sur l’engagement des femmes, intrépides combattantes, dans la lutte pour l’émancipation. La référence idéologique au Paris insurrectionnel est constante. Netchaïev, ou Kropotkine, que Lénine admirait pour son ouvrage sur la Révolution française, ne jouent pas les comparses. Mais une certitude se dégage de cet essai : « La momification de Lénine et de ses idées a été une “réussite” durable de la période stalinienne. Il est donc temps d’enterrer son corps, et de ressusciter certaines de ses idées », annonce Tariq Ali en préambule de ce qui n’est assurément ni une défense du leader des bolcheviks et une illustration de ses théories, ni une biographie au sens classique du terme, mais une façon de scruter le monde à travers le prisme de ce qu’a été le léninisme, sans ses oripeaux et les clichés qui s’y attachent.