Cette élégante plaquette, modeste d’apparence, pourrait bien devenir un classique de notre histoire politique. Un repère pour ceux que les libertés publiques intéressent, et un avertissement pour ceux qui y portent atteinte à la légère. Et il nous reste à espérer que nous ne serons pas placés un jour, la France s’étant donnée à un régime autoritaire, dans le cas de la relire avec regret, remords et honte.
François Sureau, Pour la liberté. Répondre au terrorisme sans perdre raison. Tallandier, 78 p., 7,90 €
Pour la liberté réunit les trois plaidoiries que Me Sureau a prononcées en 2007 au nom de la Ligue des droits de l’homme devant le Conseil constitutionnel dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité, une procédure relativement récente (2008) qui permet de contester devant cette institution une disposition déjà votée et promulguée, au motif qu’elle porte atteinte à la Constitution actuelle et, par le détour du Préambule de 1946, à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Il s’agissait en l’espèce de dispositions contenues dans des lois relatives à l’état d’urgence.
François Sureau est, de formation, un haut fonctionnaire, c’est un « énarque », un homme de droite socialement et sans doute idéologiquement, mais c’est aussi un écrivain reconnu, publié chez Gallimard, et un poète. Première singularité. Mais s’il faut signaler ces plaidoiries – qui s’ajoutent, bien sûr, à d’autres contributions sur cette question de l’état d’urgence permanent –, c’est qu’en 2013, dans un saisissant récit intitulé Le chemin des morts, cet ancien membre du Conseil d’État a raconté en toute sobriété son expérience jadis comme membre de la commission de recours qui statue sur les demandes d’asile. Jeune haut fonctionnaire, rapporteur du dossier, confiant – peut-être trop – dans les progrès de la démocratie en Espagne, il avait conclu, en toute logique juridique, au rejet de la demande d’un réfugié basque, un ancien activiste. Ce dernier, refusant de vivre clandestinement en France, est retourné en Espagne, où il a été rapidement retrouvé et égorgé… tant les haines demeuraient vives, tant la vengeance réclamait du sang. Expérience glaçante qui explique peut-être, avec aussi l’expérience de l’accueil des réfugiés afghans, la singularité de la position de François Sureau qui l’a conduit à se faire l’avocat de la Ligue des droits de l’homme devant le Conseil constitutionnel, une position très éloignée de celle, toujours plus répressive, de son camp naturel, et cela avec une hauteur de vues qui dissipe toute idée de jeu de rôle.
Ce que François Sureau – à trois reprises avec succès – a demandé au Conseil de censurer sont des dispositions qui, dans le cadre de « l’état d’urgence », avaient été définies de façon extraordinairement vague. Comment encadrer ou surveiller la consultation des sites djihadistes sans porter atteinte à la liberté de pensée et d’opinion, à la nécessité de s’informer ? Comment réprimer l’entrave à l’action des « pouvoirs publics » – notion qui englobe bien du monde, jusqu’au modeste garde champêtre – sans s’exposer à des aberrations, avec la notion de « délit d’entreprise individuelle terroriste » ? Comment organiser l’assignation à résidence sans imposer des contraintes excessives à la liberté d’aller et venir ?
L’avocat ne méconnaît pas les nécessités qui s’imposent en général aux pouvoirs publics et l’obligation d’agir qui pèse sur un exécutif placé sous le regard d’une opinion traumatisée, mais, preuves historiques à l’appui, il rappelle que le renforcement de l’arsenal répressif conduit rapidement à des dérives : on dit poursuivre les islamistes et l’on en profite pour intimider… les écologistes. Cela s’est vu. Admettons cependant que certaines circonstances imposent certaines mesures ; ce qui suscite véritablement l’étonnement, l’ironie supérieure et finalement l’indignation de l’avocat – selon une sensible gradation des trois plaidoiries –, c’est la légèreté (pire que le cynisme) avec laquelle le législateur, quel qu’il soit, porte atteinte sans y réfléchir trop longtemps, sans y prendre garde (pour ainsi dire à la sauvette, en catimini), à des droits et des libertés qui sont le produit d’un lent usage de la raison et de l’expérience historique. Il le fait au nom de l’efficacité dans les « temps difficiles », mais rien ne prouve que l’efficacité implique de renoncer à des garanties comme le contrôle du juge judiciaire. Faut-il rappeler les « lois scélérates » qui ont suivi les attentats anarchistes, lois dénoncées par Léon Blum dans La Revue blanche ? Est-il prudent de laisser à des bureaux anonymes du ministère de l’Intérieur le soin d’écrire des dispositions qui mettent en jeu, pour ne pas dire en péril, des libertés conquises depuis deux ou trois siècles ?
« Affaire de juriste », « libertés formelles », diront les réalistes ou ceux qui ne croient qu’aux rapports de force. François Sureau, en juriste et en écrivain, connaît le poids, la portée, la valeur des mots, et les conséquences des décisions. Sa voix n’en est que plus forte et dérangeante. Il pense contre son camp, et lance un avertissement. L’éloquence ici devient un acte de courage.
Le droit, ces « grands principes » qui suscitent l’ironie des esprits forts et irritent les partisans de la répression sans contrôle, ont été élaborés au lendemain de moments de crise, dans des « temps difficiles » précisément, et ces derniers furent nombreux dans notre histoire ; c’est pourquoi on ne devrait toucher qu’avec circonspection à cet ensemble de libertés. Mais non, « sagesse ringarde », « mollesse coupable »… François Sureau nous avertit pourtant : « Il y va de ce que nous sommes. » La question est simple : peut-on prétendre défendre notre « way of life » contre les barbares en cédant rapidement sur les principes de liberté qu’ils contestent et sans d’ailleurs être assurés d’être mieux défendus et mieux protégés ? Et, surtout, comment ne pas s’étonner de la légèreté de ceux – peut-être désarçonnés par la violence de leur tâche, mais oublieux des précédents – qui bricolent des armes policières et juridiques qui, tombées dans de mauvaises mains, pourraient se révéler redoutables pour les libertés publiques et cette civilisation de liberté que l’on prétend défendre ?