Une lectrice nous explique pourquoi elle aime Kazuo Ishiguro, qui vient de recevoir le prix Nobel de littérature.
Comme beaucoup, j’ai découvert Ishiguro grâce à l’adaptation des Vestiges du jour par James Ivory, en 1994. J’avais 23 ans. J’ai aimé le film, puis le livre, puis essayé de comprendre comment cet auteur au nom japonais en était arrivé à nous plonger dans le cœur d’un majordome anglais des années trente. Puis j’ai lu les parutions qui ont suivi : L’inconsolé, qui m’a donné un peu de mal, Quand nous étions orphelins, qui m’a séduite et intriguée. Je suis allée chercher un titre plus ancien, Un artiste du monde flottant, que j’ai adoré immédiatement et définitivement. Et, après des années, Lumière pâle sur les collines, dont les thèmes parlaient presque trop à mon expérience de mère chargée de multiples culpabilités et abandons.
Auprès de moi toujours m’a surprise, déçue à la première lecture. Je ne comprenais pas : pourquoi cette banalité, ce quotidien presque archaïque, dans un roman d’anticipation que j’aurais voulu plus démonstratif ? Comment un roman sur le clonage et la greffe d’organe pouvait-il prendre la forme du récit d’une jeune femme bien élevée ? C’est en relisant ce livre que j’ai mieux compris pourquoi j’aime tant Ishiguro. Dans ces sujets qui peuvent me passionner, sur lesquels j’attendrais analyse, thèses et antithèses, je trouve simplement chaque âme, et l’horreur de l’indifférence.
Chacun de ses romans m’a semblé soulever des thèmes originaux. Pourtant, si c’est moi qui les formule, ils paraitront banals : passer à côté de sa vie, parce qu’on a voulu à toute force lui donner sens et réussite. Abandonner ceux qu’on aime. S’humilier pour ceux qu’on aime. Vivre avec des souffrances, des remords, des regrets. Savoir que ses plus proches ont une vie lointaine, ignorée. Attendre de l’art (de l’artiste) qu’il donne un sens au monde et nous guide. Considérer certains comme une humanité inférieure à une autre. Les choix de notre mémoire. La place des individus dans l’histoire.
Mais plus les sujets d’Ishiguro sont banals, plus sa façon de les aborder est puissante. Il est difficile d’en rendre compte, toute sa force nait de l’implicite qu’il parvient à élaborer. Quel désastre si Masugi Ono (Un artiste du monde flottant) déclinait ses sentiments et ses états de conscience, au lieu d’évoquer ses souvenirs de jeune peintre ambitieux, de maitre admiré, au lieu de parler de ses filles et de son petit-fils avec affection, fierté ou agacement, au lieu de témoigner à son gendre un respect qui se réfugie derrière la tradition…
Tout ce qu’Ono représente, assis sur son banc devant ce quartier en construction qui remplace celui de ses années de plaisir et de succès, perdrait toute valeur à être formulé. Les mots ne racontent pas, ne décrivent pas les émotions, ils les créent. Avec ce vieil homme qui ne renonce pas à la vie, nous ressentons l’Histoire dans laquelle nous baignons aveuglément, quand nous aimerions tant que quelqu’un la conduise ou au moins l’incarne.
Chaque livre construit un univers et un genre particulier, et, emmené par une voie différente, le lecteur se trouve pris par l’angoisse, la nostalgie, ou l’effusion de tous les amours. Ishiguro fait vivre ces « ça » qui nous échappent à tel point que nous ne pouvons les dire, car les dire les réduit, les change en objets que nous feignons de manipuler alors que nous en sommes les jouets.
L’impuissance onirique du pianiste de L’inconsolé, dont chacun attend qu’il soit un sauveur, éveille en nous le même égarement que les souvenirs échappant à Axl et Beatrice au fil du Géant enfoui ; que vaut-il mieux, souffrir de les perdre, ou de les retrouver ? Chacune de ces souffrances est porteuse aussi de joies ou de douceurs. Loin de répondre, l’auteur ne pose même pas les questions. Elles nous emplissent et prennent vie en nous. Nos tentatives balourdes de les expliquer les détruisent et nous font perdre l’essentiel.
Alors, bien sûr, je suis heureuse qu’Ishiguro ait reçu le prix Nobel, parce que c’est un auteur qui fait partie de ma vie. Je le suis aussi pour d’autres raisons. À une époque où les mots affluent, où formuler et écouter se travaille (et je m’en réjouis), où l’on croule sous les opinions et les explications, rendre hommage à un écrivain qui fait sentir à chaque page que les choses les plus importantes sont insaisissables me parait salutaire.
C’est le rôle de toute littérature, sans doute. Eh bien… non, pas toujours.
On a souvent dit, parfois pour le lui reprocher, que le Nobel de littérature récompensait aussi les engagements du lauréat, sa vision politique… Célébrer un auteur comme Ishiguro est peut-être le signe de la désillusion que nous pouvons éprouver aujourd’hui devant quantité de questions, mais c’est aussi mettre en avant (entre autres) une vision de l’histoire qui, sans abstraction, sans être politique ni sociologique, peut fortement marquer chacun d’entre nous. Des mots simples, des phrases claires, nous saisissent et interrogent notre place dans le monde et dans le temps.