Sept siècles avec Dante
En retraduisant La Divine Comédie, René de Ceccatty, essayiste, romancier, dramaturge, éditeur, assume un rôle créateur et fait des choix radicaux. On pourra les discuter mais ils interrogent une œuvre qu’il ne faudrait pas réduire à sa dimension savante et ardue.
Dante, La Divine Comédie. Trad. de l’italien par René de Ceccatty, Points, 690 p., 13,90 €
Une tendance récente remet en question la traduction classique, traditionnelle, où le traducteur avait un grand respect pour le texte et s’effaçait devant l’auteur. Ce n’était, paraît-il, que de la « version ». Le traducteur nouveau refuse cette servilité et devient le maître. Il saisit l’esprit de la phrase, et le retransmet selon ses propres critères, sans contraintes ni limites. Il peut même modifier, ou supprimer, les passages qui lui semblent obscurs ou inutiles, puisqu’il « modernise ».
Est-ce le retour des « belles infidèles » ? Quoi qu’il en soit, René de Ceccatty, traducteur « classique » d’une quantité de textes italiens et japonais, opte, dans le cas bien particulier de La Divine Comédie, pour la formule « libre ». Mais il s’en explique. Dans sa préface, il appuie sa démarche sur une analyse très approfondie de La Divine Comédie, dont il cerne et éclaire tous les aspects autobiographiques, poétiques, politiques, historiques, philosophiques et théologiques. Et s’il recherche les sources du chef-d’œuvre, il inventorie aussi sa « descendance », c’est-à-dire les peintres, écrivains, musiciens et cinéastes qui s’en sont inspirés. Avec le regret, justifié, que Fellini ne s’y soit pas intéressé.
Ceccaty étudie également la langue du long poème ; du toscan mi-populaire mi-savant, qui n’a pas d’équivalent français. Il faut donc adapter. Puis il propose quelques points de vue inédits, des rapprochements avec À la recherche du temps perdu, Béatrice moins « rayonnante » qu’on ne le croit, etc.
On y apprend enfin, si on ne le savait déjà, que si La Divine Comédie figure sans aucun doute parmi les dix plus grands chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, elle n’en comporte pas moins des failles et des obscurités. Et c’est là que commence le rôle du traducteur, que René de Ceccatty assimile, à juste titre, à celui des musiciens, qui interprètent chacun de façon personnelle et unique la même partition. Casals et Rostropovitch, par exemple, exécutaient chacun à sa manière les suites pour violoncelle seul de Bach. (Mais se seraient-ils permis d’en supprimer ne serait-ce qu’une mesure ?) Les « interprètes » de La Divine Comédie sont très nombreux, et ont tous adopté une démarche différente. La plus récente, la plus moderne, et la plus consultée, est à ce jour celle de Jacqueline Risset : fidèle avec aisance, sans notes.
Mais il est plus intéressant de comparer une traduction ancienne, « classique », avec une traduction « nouvelle ». Prenons l’original du célèbre incipit :
« Nel mezzo del cammin di nostra vita
Mi ritrovai per una selva oscura
Che la dritta via era smarrita »
« Dans le milieu du chemin de notre vie
je me retrouvai en une forêt obscure,
car je m’étais égaré hors de la droite voie »
(Lespinasse-Mongenet, Librairie Nationale, 1912)
« À mi-parcours de notre vie
Je me trouvais dans un bois sombre :
C’est que j’avais perdu ma route. »
(René de Ceccaty, 2017)
L’original est en hendécasyllabes rimés, René de Ceccatty opte pour l’octosyllabe non rimé, plus fluide et plus rythmé. Comme Jacqueline Risset, il prend le parti de supprimer tout l’appareil critique. Nous avons tous connu les pavés où les notes occupaient les deux tiers de la page : l’allègement s’imposait. Mais peut-on aller jusque-là : « Je n’ai pas systématiquement explicité l’identité de tous les morts en Enfer, au Purgatoire et au Paradis […]. J’ai inversement supprimé certains noms dont la présence impliquerait maintenant de longues notes » (page 16). Comment réagiront les Italiens, pour qui La Divine Comédie est un texte sacré ?
Malgré toutes les réserves que peuvent susciter les « théories nouvelles », il faut bien reconnaître que La Divine Comédie avait besoin d’un bon coup de sécateur. Une fois élagué, le texte refleurit. Grâce à René de Ceccatty, le lecteur d’aujourd’hui, peut-être rebuté par un texte savant, lira cette nouvelle traduction comme un roman, où il trouvera beaucoup plus de poésie que de théologie :
« Une dame qui seule allait
Chantant et cueillant fleur à fleur
Dont la voie était émaillée. »
Peut-être verra-t-il l’ascension de cercle en cercle comme un voyage intersidéral, et la traversée de l’Enfer comme un excellent film d’horreur ? « Dante pour tous » : une prouesse.