Art riche, art fragile

Dirigé par l’ancien professeur de philosophie de l’université d’Aix-Marseille Jean-Pierre Cometti, décédé l’an dernier, spécialiste de Wittgenstein et du pragmatisme américain, ainsi que par la poète Nathalie Quintane (Tomates ; Que faire des classes moyennes ? récemment), cet ouvrage collectif ouvre par sa forme comme par son propos de nombreuses réflexions fines et justes sur la situation de l’art actuel. Loin de tout manifeste moralisateur ou partisan, L’art et l’argent assume sa conception politique de l’art pour montrer l’urgence qu’il y a à penser cet art fragile d’être si riche et si précaire à la fois ; et pose un nouveau jalon dans cette réflexion qui peine toujours à trouver un écho élargi mais sait convaincre de plus en plus de sa nécessité – ce que rappellent ici les témoignages des étudiants des beaux-arts ou d’un directeur d’école communale d’art. Malgré son titre bassement matériel, le livre dévoile dans son humble complexité une passion sensible et collective pour cet objet qu’est l’art, dont les auteurs diagnostiquent les périlleuses évolutions actuelles.


Nathalie Quintane et Jean-Pierre Cometti (dir.), L’art et l’argent. Amsterdam, 140 p., 16 €


Il y a quelques années pas si lointaines, le titre de cet ouvrage aurait désigné à coup sûr l’ambition du manifeste ou la synthèse exhaustive sous forme de traité. Le passage des postmodernités sur les pratiques intellectuelles se mesure aussi à la normalisation de ces nouvelles formes de pensée, où se côtoient témoignages anonymes d’acteurs (étudiants des Beaux-Arts et directeur d’une école d’art municipale), philosophie spéculative (Jovan Mrvaljevic), aggiornamento esthétique (Jean-Pierre Cometti), sociologie, économie, littérature, etc. Roboratif, pour un livre de 140 pages, qui témoigne avant même la lecture de la normalisation de ces sentiers méthodologiques nouveaux, au pouvoir d’attraction indéniable et salutaire.

Il serait donc vain de reprocher à L’art et l’argent ses lacunes ou ses partis pris, assumés de part en part par ses auteurs, qui dessinent des sillons de pensée, des rhizomes susceptibles d’interloquer et de convaincre, souvent dans un foisonnement de concepts et de paroles qui n’asphyxie jamais. Le recueil donne une publicité heureuse à un retour vers des concepts abandonnés par les analyses esthétiques occidentales les plus récentes et les plus diffusées. Jovan Mrvaljevic met ainsi au centre de sa réflexion la question du goût esthétique dans une critique brève mais enthousiasmante des mondes de l’art, qui invite à remettre sur l’établi la pensée de l’élitisme artistique. Sous la plume de l’auteur, le « goût de l’élite » – au sens des classes dominantes – se caractérise dans les dernières décennies par son désir d’afficher une solidarité avec le goût des « masses ». Loin des schémas de Bourdieu dans La distinction, l’auteur postule une volonté structurelle quoique récente d’euphémisation des manifestations de la distinction sociale à travers le goût esthétique : « les élites collectionnent précisément l’art contemporain qui leur paraît assez spectaculaire pour attirer les masses. Voilà pourquoi […] les grandes collections privées paraissent ‟non élitistes” et de nature à devenir des attractions touristiques mondiales ». Le rappel que fait, avec d’autres auteurs, Mrvaljevic de la scission entre l’élitisme « des artistes » et les véritables élites des sociétés contemporaines invite à interroger à nouveaux frais l’art ainsi taxé d’élitisme, qui n’apparaît plus tel parce qu’il est destiné à des élites économiques et sociales, mais pour la simple raison qu’il correspond à « l’art produit par les artistes pour les artistes […]. Ceux qui utilisent le mot ‟élitiste” en l’appliquant à l’art produit par les artistes ne suggèrent pas que les artistes gouvernent le monde, mais que le fait d’être artiste revient à appartenir à une minorité ».

Cette capacité de nombreux articles à problématiser des usages banals des pratiques esthétiques aujourd’hui, pour dévoiler notamment la péremption imminente ou consommée de catégories pourtant encore en vogue, fait l’une des forces de l’ouvrage. L’approche sociologique ou économique, par Olivier Quintyn ou Nathalie Quintane, en offre d’autres exemples tout aussi stimulants pour qui s’intéresse à ces questions et cherche à s’y confronter en toute franchise, sans se réfugier derrière une utopique exclusion des enjeux artistiques du monde qui les produit quoi qu’on dise – ce qui ne signifie pas que toute question d’esthétique soit réductible à l’histoire, au social ou au politique. Faisant souvent la synthèse de pensées qui restent méconnues d’un public élargi (Rainer Rochlitz, Hartmut Rosa, Boris Groys…) mais qui ont fondé les traditions intellectuelles dans lesquelles s’inscrivent de plain-pied ces auteurs.

Nathalie Quintane et Jean-Pierre Cometti (dir.)

Nathalie Quintane © Hélène Bamberger

L’introduction de la parole des étudiants des Beaux-Arts ou d’un anonyme directeur d’école d’art donne toute son ampleur à ces ambitions, en démontrant de toute évidence leur dimension concrète, immédiatement là dans cet art qu’on dit si mal « contemporain ». L’intelligence qui, selon un autre ordre du discours, se dégage de cet assemblage à nu de paroles et de vies convainc, mieux que ne le ferait sans doute un traité, de l’urgence qu’il y a à penser ces politiques de l’art dont ils montrent la détresse humaine qu’elles impliquent mathématiquement, sur un fond d’idiotie et de consumérisme qui laisse pantois. Sans hargne ni parti pris, les auteurs veulent penser ce que disent les artistes, les étudiants et les passionnés, qui est que l’art ne se fait ni ne s’apprend plus dans (la plupart de) ces institutions qu’à travers une conception managériale, bureaucratique, communicationnelle, qui en assèche les nécessités plus que les potentialités. Sans doute faut-il un livre osé par des autorités indéniables, universitaires et poètes réunis, pour pouvoir formuler ces critiques faisant la plupart du temps face à l’impensable qui entoure aujourd’hui la question artistique auprès du public comme de certains spécialistes : le rappel de Catherine Millet s’excusant, dans un éditorial d’ArtPress, d’avoir affiché dans le même numéro l’œuvre de Jeff Koons en couverture est aussi efficace qu’accablant pour cette économie ne parvenant plus à poser la question du goût qui gagnerait presque à pouvoir être dit mauvais. Ce serait déjà le dire plus franchement.

L’art et l’argent touche juste, dans une forme et une démarche qui forcent le respect face à un sujet sensible auprès des lecteurs concernés, et dans des perspectives plus nuancées et séduisantes que celles de certains auteurs ayant déjà ébauché des critiques assez diffusées, notamment Jean Clair. Les différentes approches offrent par ailleurs de nombreuses portes d’entrée pour différents types de lecteurs : les plus avertis comme les moins familiers de ces réflexions et problématiques pourront y trouver leur compte, malgré l’importance de l’implicite qui soutient ces 140 pages ; on fait le pari de l’intelligence et de l’activité du lecteur, ce qui dans un monde intellectuel utopique devrait être une norme plus qu’une surprise. On pourra toujours regretter malgré tout que la situation de ces pensées et leurs origines soient parfois floues, et qu’en laissant dans l’ombre l’explicitation des ponts et des pensées on prenne aussi le risque d’en troubler la compréhension et le sens. Le texte de Jean-Pierre Cometti, disparu avant la parution du livre, paraît révélateur de cet écueil quoiqu’il synthétise les éléments centraux de sa pensée : l’analyse de « l’art riche » embrasse beaucoup (Howard Becker, Bourdieu, Marx, Adam Smith, Dewey, Danto, Castel, etc.) mais étreint mal l’intelligibilité et la clarté de la problématique. Conclue par un écho implicite aux travaux de l’auteur sur La démocratie radicale dans lesquels il évalue la fonction de l’art, cette réflexion se dénoue sur l’idée banale et peu exaltante, malgré la sophistication du discours, que les produits culturels sont devenus des produits comme les autres dans un contexte de déficit démocratique et politique généralisé.

L’art et l’argent ne trouverait pas de meilleur moyen de faire la démonstration de sa nécessité et de son mérite : cette question bassement matérielle et paraissant au premier abord triviale est extrêmement difficile et courageuse à poser. La forme et les références des auteurs suscitent tour à tour incompréhension et enthousiasme, dans un cadre général qui fonctionne à plein puisqu’il donne des outils pour penser, questionner, et critiquer. Cet éveil à une conscience nouvelle, dont l’ouvrage a le bon goût de ne pas formuler le mot d’ordre définitif, trouve son expression majeure dans la conclusion de Nathalie Quintane, dont la simplicité et la force d’évocation atteignent au plus juste et au plus profond de nos pratiques culturelles dans ce qu’elles ont de rituel, d’inquestionné, et de politique. La comparaison ultime entre l’art et l’élection politique paraît d’abord brute, mais fait réfléchir longtemps : « Peut-être qu’un peuple absentéiste est le pire peuple possible. Non abonné. Non indigné. Indifférent moralement et abstentionniste électoralement. A priori, ce sont les pauvres qui ne votent pas, et comme le public cible du mécénat culturel et de la classe politique appartient plutôt aux classes moyennes, il n’y a aucune raison pour que ce public fasse défaut. Mais que se passerait-il si les classes moyennes en venaient, elles aussi, à s’abstenir ? » Cette perspective d’un art dont s’abstiendrait le public – voire la masse des artistes –, L’art et l’argent en montre la possible imminence ou par endroits la présence déjà attestée. L’urgence qui agite ces réflexions est alors la nôtre, celle du constat lucide d’un monde de l’art précarisé par tous ses pores, esthétiques, économiques, sociologiques, etc. Précarisé par le haut dans une économie qui dépend du bon vouloir d’un public dont on ne peut plus assurer qu’il se rendra, systématique et grégaire, aux grands raouts qui assurent la bonne marche de ce marché. Précarisé par le bas à voir les théories d’artistes ne pouvant plus vivre dignement de leur art, condamné à la méconnaissance en vertu de critères qui sont de moins en moins ceux du talent et de la qualité esthétique des œuvres. Malgré les critiques possibles de l’ouvrage, dont certaines sont toujours suspectes de ne pas respecter les choix formels et esthétiques de ses auteurs, L’art et l’argent parvient à problématiser tous ces enjeux et à en livrer l’actualité et l’histoire mieux qu’un quelconque manifeste.

À la Une du n° 42