À travers un héros à la croisée des chemins, l’écrivain suisse Jonas Lüscher met en relief les failles intellectuelles qui, après la révolution thatchérienne, continuent de marquer aujourd’hui l’idéologie des magnats de la Silicon Valley. Dans ce deuxième roman, grâce à une composition extrêmement fine aussi bien qu’à un grand sens du paradoxe et du détail absurde, il mène une sensationnelle satire des milieux universitaires comme du néolibéralisme.
Jonas Lüscher, Monsieur Kraft ou la théorie du pire. Trad. de l’allemand (Suisse) par Tatjana Marwinski. Autrement, 266 p., 21 €
Pour Richard Kraft, universitaire allemand, le concours financé par Tobias Erkner, entrepreneur à succès de la Silicon Valley, tombe à pic. La question posée, « Why, whatever is, is right and why we still can improve it ? », devrait lui permettre d’exercer ses talents de brillant intellectuel, « toujours capable de recourir à une théorie tricotée à la hâte à partir d’un écheveau de connaissances inépuisables » pourvu qu’on le laisse parler – Kraft, professeur de rhétorique, est un intarissable « baratineur », seulement concurrencé par son fils Adam. Le prix d’un montant d’un million de dollars lui offrirait surtout la liberté de mettre fin à son mariage raté avec Heike. Le sujet semble en outre fait pour lui puisque, dès ses études, « il chercha un moyen efficace de se faire remarquer et se tourna pour cette raison vers le thatchérisme, une idéologie qui l’isolerait sans aucun doute suffisamment pour devenir le plus singulier des étudiants prometteurs et se retrouver ainsi le plus prometteur des étudiants prometteurs ». En 2017, l’ultralibéralisme triomphant, il ne devrait pas avoir de difficultés à démontrer que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Et pourtant, en le forçant à se confronter à ses contradictions, ce concours va provoquer chez le héros une crise existentielle.
Reclus dans un bureau de la Hoover Institution on War, Revolution and Peace, face à face avec un portrait de Donald Rumsfeld, persécuté par l’aspirateur de la femme de ménage mexicaine, en proie à l’insomnie dans une chambre où il s’en voudra de confondre le roselin pourpré du papier peint avec un vulgaire rouge-gorge, se colletant avec le bien et le mal, Kraft va devoir réfléchir à ses mariages et à ses paternités, et à ce qui avait bien pu mettre tellement en colère Johanna, son amour de jeunesse, pour qu’elle l’ait fui jusqu’à San Francisco.
Il va également être obligé de se pencher sur trente-cinq ans d’évolution politique, du coup de poignard dans le dos de l’élégant Helmut Schmidt aux multiples trahisons de la gauche française, sans oublier le tournant libéral impulsé par le social-démocrate Gerhard Schröder, pour en arriver au constat que « la façon de penser avec laquelle Kraft […] pouvait rendre ses camarades fous de colère, avait en effet, au fil des années, infiltré le centre de la société et même au-delà, jusqu’aux rangs de la gauche ». Cette victoire du libéralisme qui devrait le faire bondir de joie provoque plutôt chez lui un mélancolique sentiment de dépossession – symétrique de celui qu’éprouve sa première femme Ruth quand la chute du Mur signe la fin du Berlin-Ouest qu’elle a aimé.
Le récit entrelace subtilement l’histoire, les amours et les succès professionnels de Kraft et des situations absurdes mais révélatrices dans la Californie de 2017. Le protagoniste se retrouve obligé d’« avaler maintes couleuvres » qui sont autant d’épisodes réjouissants, voire des scènes d’anthologie, quand le héros parti faire de l’aviron dans la baie de San Francisco se retrouve à ramper dans la boue entre phoques et canards, « renonçant alors à la posture digne du bipède qu’il défend si ardemment lorsqu’il sermonne les étudiants ».
Il ne pourra surtout pas éviter les chocs avec la modernité californienne. Au resto U de Stanford, des étudiants créateurs de start-up l’initient au live-streaming. L’un d’eux, se nourrissant exclusivement d’un substitut alimentaire, a économisé en un an 6,43 jours de préparations et ingestions de repas ; « derrière ce processus de quantification se cache un désir de rentabilisation par la rationalisation […] Et ceci, Kraft le sait bien, ce n’est rien d’autre que le calcul de base du capitalisme. Pourquoi cette tasse effraye-t-elle tant Kraft ? N’est-elle pas la preuve que ses propres convictions ont fini par l’emporter ? ». Si le malaise du héros se débattant au cœur du cauchemar qu’il a contribué à édifier se fait si profond, c’est qu’il est obligé de réaliser que le libéralisme n’a que faire des notions morales, c’est-à-dire du bien qu’il est censé défendre pour le concours. Le nom du substitut, Soylent, lui fait penser au film de science-fiction dystopique des années soixante-dix, Soylent Green, dans lequel une entreprise recycle – sans le dire – les morts comme nourriture. Or, ce substitut alimentaire existe vraiment, et son inventeur en a bien choisi le nom comme un clin d’œil au film. Alors qu’en 1973 le produit fictionnel servait à la dénonciation de la volonté de profit et de rentabilisation à tout prix, au XXIe siècle la fiction est digérée et récupérée : le cannibalisme rationalisé devient un argument publicitaire amusant.
Dans cette société néolibérale qu’il a feint de désirer par intérêt, c’est un vieux train diesel inconfortable et polluant qui conduit Kraft à San Francisco, un train qui s’immobilise au milieu des entreprises high-tech sans que les contrôleurs puissent connaître la cause de l’arrêt car leurs talkies-walkies n’ont pas une portée suffisante. « Des talkies-walkies ! », s’indigne le héros qui dans le même temps converse avec Heike en Allemagne grâce à son smartphone.
Les entrepreneurs de la Valley en sont déjà à l’étape suivante : supprimer l’État. Puisque la nourriture semble décidément menacée par le capitalisme, c’est devant le plat unique de pâtes au fromage servi dans un restaurant à la mode que Kraft entend Erkner lui exposer son projet d’« îles artificielles flottant en dehors des eaux territoriales et affranchies de toutes régulations, de gouvernements inefficients et de messy politics, véritables laboratoires destinés à incuber de nouvelles formes de vivre ensemble libérales » sans droit de vote ni démocratie d’aucune sorte.
Là encore, Lüscher n’invente rien, il inclut dans son roman les lubies réelles portées par Patri Friedman – petit-fils de l’économiste libéral Milton Friedman – et financées par certains pontes de l’économie numérique, Larry Page, patron de Google, ou Peter Thiel, fondateur de Paypal, qui partagent aussi la conviction que la mort n’est qu’une maladie parmi d’autres, qui sera vaincue un jour ou l’autre par les progrès de la science.
De nouveau, la fiction semble vampirisée et retournée. Ces utopies – îles artificielles, emprise tentaculaire d’internet, multinationales surpuissantes entièrement dégagées du joug des États, homme augmenté par la science, en particulier par les nanotechnologies – correspondent à des dystopies dénoncées comme des dangers par la science-fiction dès les années quatre-vingt. Foin de Marx, de Bakounine ou de Kennedy, les nouvelles utopies, les nouvelles frontières à atteindre, ne sont plus proposées par des politiques mais par des chefs d’entreprise saisis par l’hybris des méga-profits et spécialisés dans les technologies de la communication. Le projet de colonisation de Mars est actuellement porté, non par les États, mais par un industriel lui aussi venu du numérique, Elon Musk.
La satire se fait grinçante quand, pressé par le temps et la nécessité de gagner un million de dollars, Kraft se décide à composer le discours qu’il pense qu’Erkner attend. Usant de son intelligence fiévreuse, après être parvenu à justifier « le péché d’Hiroshima », il célèbre la technique « comme une synthèse de la foi et du capitalisme » qui permettra grâce au grand bond de la singularité, « cet instant souvent invoqué où le progrès technique va littéralement exploser », de fusionner l’homme et la machine, atteignant au transhumanisme et à l’immortalité.
Pour en arriver là, Kraft, l’universitaire, le penseur, a dû laisser de côté la raison pour avaler la bouillie intellectuelle servie par Erkner. Son enchaînement de sophismes se révèle n’être rien d’autre qu’un messianisme asservi au développement fulgurant d’entreprises devant autant à d’habiles intuitions marketing qu’au progrès technique. Heureusement, notre héros aura encore la lucidité de reconnaître que les raisonnements qu’il a développés ne sont que « de la crotte de bique ».
Il ne peut se défendre d’un scepticisme typiquement européen : « pour l’heure l’intelligence artificielle ne peut même pas faire la différence entre une photo des fesses de Nicki Minaj et ses vraies fesses ». Face aux élucubrations d’Erkner et de son fondé de pouvoir Ragnar Danneskjöld, un viking en keffieh et maillot de lutteur, il veut savoir où en est concrètement leur idée. On lui répond qu’« on est sur le point d’ancrer dans la baie de San Francisco […] de vieux pontons soudés ensemble où l’on montera des Work-Life habitats faits de containers », ce qui lui évoque les « bateaux-discothèques au rebut amarrés le long du Neckar ». Mais peu importe au fond que les utopies néolibérales soient réalisables. Portées par la puissance de l’argent, elles auront au moins servi d’instruments de propagande – le cuisinier à succès des pâtes au fromage demande à Erkner de lui réserver une place dans son rêve insulaire.
En nous présentant un moment de doute crucial dans la vie d’un universitaire, Jonas Lüscher arrive à donner corps au malaise qu’engendre le néolibéralisme en assénant son idéologie grâce à des moyens financiers colossaux (le prix d’un million de dollars qui fascine Kraft). Il est pourtant réjouissant de constater que les armes du comique et de la logique peuvent toucher juste, et que l’OPA des barons du numérique sur la fiction aboutit à ce que cette dernière les absorbe à son tour en tant que personnages, comme le font aussi d’autres romans actuels tels que L’invention des corps de Pierre Ducrozet ou Zero K de Don DeLillo, et cela pour refaire de leurs utopies des dystopies.